OpinionsTribune




Coronavirus : « Sacrifiée » à la « rue de la joie »

Armelle Tsafack, Security Policy Officer, Disarmament Coordinator » à la Women’s International League for Peace and Freedom (WILPF Cameroon) livre une…

Armelle Tsafack, Security Policy Officer, Disarmament Coordinator » à la Women’s International League for Peace and Freedom (WILPF Cameroon) livre une tranche de vie d’une travailleuse du secteur informel. Ce témoignage d’une serveuse de bar permet à chacun de se faire une opinion sur le risque que représente l’allègement des mesures de lutte contre la propagation du virus.

Surnommée « Sacrifiée » pour des raisons d’anonymat et aussi parce que cette jeune dame  – qui pourrait déjà être infectée par le coronavirus – n’est que représentative de ce qui se passe depuis le soir fatidique du 30 avril 2020 (date d’assouplissement des mesures barrières, dont l’ouverture des bars au-delà de 18h), dans bien des « rues de la joie » transformées pour certains imprudents, en « carrefours de la mort ».

 

Je m’appelle « Sacrifiée ». Je suis serveuse de bar. Comme instruction, à nous donnée par notre tenancier, je porte un masque de protection et une paire de gants. Je me crois très protégée ; ooh que non !

Nous sommes le vendredi 1er Mai 2020. Je sers une bière glacée à mon premier client, X. Il est atteint de COVID-19, mais ne le sait pas, et moi non plus. A sa suite, un trio entre, puis s’installe sur une tablette du bar. La tablette carrée est prévue pour quatre places assises.

Je me rapproche d’eux pour les inviter à observer les mesures de distanciation prescrites. Ils me rétorquent : « votre bar a d’abord quelle superficie pour nous tenir à un mètre l’un de l’autre ?! Vu sous cet angle, vous aurez à peine 20 clients simultanément ». Je m’excuse et me ravise. Je me rappelle soudainement que depuis un mois et demi, je n’ai pas eu de salaire ; nul n’ignore pourquoi.

Je prends leur commande ; munie de mes gants de protection, je vais au comptoir. Ma collègue à ce poste s’empare du papier contenant la commande du trio et l’argent que je lui tends. Elle met à ma disposition la commande. Je retourne à la table du trio pour le service. A peine ai-je fini que le client X m’interpelle pour une seconde bière, « bien glacée ». Je vais la lui servir en débarrassant la précédente bouteille sur laquelle sont posés des germes de Coronavirus. Mais ça, nul ne le sait à ce moment précis.

Un autre groupe de clients fait son entrée. Je sers au fur et à mesure. Je débarrasse et sers en même temps. Je suis contente, car j’aurai enfin mon salaire à la fin de ce mois de mai, sans compter les pourboires d’au moins 2500 FCFA chaque soir comme avant la mesure restrictive ordonnant la fermeture des débits de boisson à 18 h au plus tard.

Malheureusement, ce que je n’ai toujours pas réalisé jusqu’à cet instant, c’est qu’en débarrassant la première bouteille du client X et bien que munie d’une paire de gants, j’ai inconsciemment porté les germes du Covid-19 et je l’ai redistribué également sans le savoir à tous les clients. A leur insu, tous sont quasiment en train de troquer leur vie, celle de leurs différentes familles et entourage, au prix d’une bière !

Après avoir consommé pour d’aucuns, 2, 3, 4 et pour d’autres, des casiers de boissons alcoolisées, les allées et venues vers les toilettes du bar débutent. Nous sommes un bar dit « VIP » : les toilettes ont une porte, un pot et une chasse. Seulement, le robinet est en panne depuis 6 mois. Chacun entre et sort. Tous les clients utilisent le même poignet et la même chasse.

J’allais oublier : pour boire, il faut se débarrasser du cache-nez. Le DJ enchaîne des musiques entrainantes ; l’ambiance est à son comble en ce jour de célébration de la Journée Internationale du Travail. Les clients se lèvent un à un et envahissent les petits espaces entre les tables pour laisser leurs corps aller au rythme de la musique.

Les clients sont aux anges et je peux les voir se trémousser dans les micro espaces entre les tablettes. « On revient de loin. Corocoro, c’est fini ! », disent certains. Illusion d’un bonheur retrouvé.

Il est deux heures du matin, quand le dernier client quitte le bar. Je peux rentrer dans mon domicile, avec la joie de pouvoir partager les fruits de la riche soirée de travail. Je suis aux anges, j’ai « pointé » mes 3 700 FCFA de pourboire. L’attente était longue, mais la patience a payé, me dis-je.

Mais j’ignore ce qui m’attend dans les prochains jours, ainsi que beaucoup de tous ceux qui ont été au bar ce soir festif du 1er mai 2020. Mes 30 000 FCFA de salaire cumulé à mes « miettes » de pourboire parviendront-ils à me prendre en charge si je suis infectée et si je fais la maladie ? Il m’arrive justement de penser que je pourrais être infectée. Ahka !!!!! Pourquoi moi ?! Ce serait vraiment la malchance ! J’ai tout de même mis mon masque et des gants. Et puis, je dois vivre, nourrir ma famille et la prise en charge de la COVID-19 est gratuite.

Mais comme on dit au Cameroun, « 32 giga équivaut à 500 giga ». La « gratuité » tant clamé, c’est peut-être des centaines de milles à débourser comme témoignent plusieurs patients atteints du Coronavirus.

Autant mieux oublier cette hypothèse ! Je dois me reposer, car demain, une autre journée de travail m’attend. Dieu, veille sur moi et il veille sur tous qui étions au bar ce soir. Et pourtant …