Rédigé par le Dr. Maurice NGUEPE
Le Cameroun s’est levé ce matin du 19 juillet 2012 avec les mains sur la tête, et pour cause, une lettre de l’archevêque de Yaoundé, Mgr. Victor Tonyè Bakot, lettre parue dans la Nouvelle Expression et appelant à la révision du nombre des membres d’une communauté ethnique camerounaise (les Bamiléké) de l’université catholique d’Afrique centrale (ucac). Raison évoquée, enseignants et étudiants bamiléké sont trop nombreux dans cette institution. Il propose alors des méthodes correctives de la situation, des méthodes dignes du système hitlérien: «A valeur égale sur le plan intellectuel, il faudrait penser aussi à recruter des enseignants venant d’autres régions et, si possible, respecter les quotas de telle manière que l’Ouest ne soit plus majoritaire en enseignants associés ni en enseignants permanents. Il en est de même du nombre d’étudiants dont l’Ouest porte un nombre plus que significatif. Outre les corrections anonymées, nous proposons de diversifier les correcteurs le plus possible pour éviter de privilégier un groupe grâce à des enseignants correcteurs venant de la même région, parce que, nous dit-on, il y a des stratégies de signes qui permettent d’identifier l’origine des candidats. Nous vous recommandons (.) de redoubler de vigilance.» Même dans sa «Mise au point» du 23 juillet 2012 parue dans Cameroon Tribune, Mgr. Tonyè Bakot ne s’excuse pas, quoique la demande de pardon soit le leitmotiv de l’église chrétienne. Il prétend que c’est l’exigence de charité et de justice qui est au fondement de sa pensée. Du coup, on se demande dans quelle mesure la charité peut-elle amener un prélat à ordonner la réduction, dans un établissement universitaire, des effectifs d’étudiants et d’enseignants parce qu’appartenant à un groupe ethnique ? De quel type de charité et de justice s’agit-il?
Outre le préambule cité plus haut, l’article 57 (3) de cette même Constitution aborde les notions d’allogénie et d’autochtonie dans une dialectique aussi contradictoire qu’absurde. En évoquant l’autorité administrative suprême qui siège à la tête de chacune des dix régions du pays, on peut lire en effet que «le Conseil régional est présidé par une personnalité autochtone de la région élue en son sein pour la durée du mandat du Conseil». Cet article laisse comprendre qu’aucun Camerounais n’a le droit, par la grandeur de sa personnalité et la qualité de ses idées, d’accéder démocratiquement à la présidence des conseils régionaux des régions où il serait considéré comme allogène. L’article 57 alinéa 3 joue donc contre les minorités qu’il prétend protéger, puisqu’il les empêche d’être eux aussi présidents des conseils régionaux d’autres régions, en même temps qu’il empêche aux Camerounais de tous bords l’exercice de leurs droits de citoyen sur toute l’étendue du territoire. Lorsqu’on lit la lettre de Mgr. Tonyè Bakot en référence à cet article 57 (3) de la Constitution camerounaise, on se demande si l’archevêque ne joue pas le rôle de président du Conseil régional. Sa correspondance n’a en effet de sens pour lui que parce que l’université catholique (ucac) est située à Ekounou, un quartier de Yaoundé qu’il cite d’ailleurs. Ainsi, il n’aurait pas commis sa lettre si l’Ucac était située dans la région de l’Ouest. Le problème, avant d’être tribal, est donc d’abord territorial, parce que encadré par une Constitution qui donne à certains Camerounais le droit de s’établir sur le territoire de leurs parents et grand-parents, et aux autres, leur en interdit. C’est, à n’en point douter, une Constitution qui cultive le sentiment antipatriotique, transforme le citoyen en étranger, l’installe dans un obscurantisme qui obstrue son avancée vers les lumières de l’universalisme. L’artiste Joe La Conscience n’avait pas trouvé meilleure expression que de traiter ce texte de «Constitution constipée», ce qui se confirme dès lors que l’on constate qu’un discours tribal à la limite ethnocidaire comme celui de l’archevêque de Yaoundé devient constitutionnel.
Les réponses à ces questions résident dans le préambule de la Constitution du 18 janvier 1996, la loi fondamentale qui règle le quotidien des Camerounais. Les concepts d’allogénie, d’autochtonie et de protection des minorités y représentent la grande nouveauté: «L’État assure la protection des minorités et préserve les droits des populations autochtones conformément à la loi». Comme on le voit dans cette sentence lapidaire, les minorités sont définies comme étant des autochtones. Mais étant donné que tous les groupes ethniques du Cameroun sont autochtones du fait qu’ils s’y sont établis depuis la période précoloniale et préesclavagiste, la question qui se pose ici est de savoir contre quels groupes majoritaires l’État protège ces autochtones minoritaires et en quoi les droits de ceux-ci sont-ils différents des droits des autres Camerounais. Le silence constitutionnel entretenu autour de la définition précise du groupe dit majoritaire et des groupes dits minoritaires en dit long sur la peur qu’avaient les constitutionnalistes de 1996 de nommer le prétendu groupe majoritaire visé: Les Bamiléké.
Toutefois, en utilisant les concepts de ces constitutionnalistes de 1996 pour faire une analyse des fondements de la lettre de l’archevêque de Yaoundé, on réalise que Mgr. Tonyè Bakot s’active, lui aussi, dans la protection des minorités. Pour lui, avec 60 % des effectifs, les étudiants originaires de l’Ouest constituent une menace, d’où les recommandations formulées pour réduire leur nombre et, par ce fait même, protéger ceux, minoritaires, des autres régions. Mais quelle drôle de protection! Pourquoi et au nom de quelle idéologie protège-t-on des personnes qui ne sont ni menacées, ni persécutées, ni violentées par ceux contre qui on prétend protéger? Dire que l’archevêque a raté sa sortie, tant sur la plan éthique, religieux, social que politique, est désormais une évidence. Mais le plus grand tort revient à la Constitution camerounaise et aux constitutionnalistes du système Biya. Car, Mgr. Tonyè Bakot risque ne pas se retrouver devant les tribunaux de la république, sa lettre antibamiléké n’étant finalement pas anticonstitutionnelle. Le dire, c’est montrer le niveau de décrépitude institutionnelle dans lequel baigne le Cameroun aujourd’hui.

Pour le régime en place cependant, pas question de revoir la loi fondamentale du Cameroun et de la soumettre à la sanction référendaire. Déjà, pour les constitutionnalistes de 1996, les deux concepts (autochtone/allogène) n’avaient de sens que parce qu’ils percevaient les prétendues minorités sous le prisme de la paresse, voyant en elles des communautés qui ne veulent rien faire, mais aspirent à tout recevoir comme un don du ciel, d’où le mot «charité» utilisé par l’archevêque lui aussi. De plus, avec la dichotomie autochtone/allogène, le champ à une confrontation ethnique s’ouvre de façon automatique, et l’allogène est présenté comme la cause de tous les malheurs du Cameroun, ce qui permet au régime de contourner les soulèvements populaires chaque fois qu’il échoue à garantir une bonne qualité de vie aux Camerounais et particulièrement aux minorités qu’il dit vouloir protéger (adduction d’eau, électrification, routes, écoles, hôpitaux, logements sociaux adéquats, justice sociale.) On en déduit que l’encadrement constitutionnel de l’autochtonie minoritaire et de l’allogénie majoritaire sous le régime Biya vise une seule chose: susciter les provocations tribales pour détourner l’attention de toutes les autres composantes de la nation de la gestion calamiteuse des biens publics dont il s’est rendu coupable, et orienter le regard de ces composantes nationales vers le sens horizontal (tribu contre tribu) pour échapper aux revendications et aux révolutions verticales (peuple contre État). Ce n’est pourtant pas que les Camerounais sont incapables de s’élever au-delà de l’esprit villageois et tribal pour penser la nation avec des catégories universelles ! On sait dans ce pays qu’un individu appartenant à une ethnie dite minoritaire devient majoritaire lorsque, par son effort et son travail, il produit des richesses, développe des pensées révolutionnaires et universelles et gravit les échelles de la société. L’exemple de Barack Obama, issu de la minorité noire et devenu président des États-Unis, est édifiant à cet effet et est bien vu ici. On sait aussi que dans les communautés dites majoritaires, les individus deviennent minoritaires lorsqu’ils s’adonnent à la paresse et ne produisent rien.
La majorité n’est donc pas dans le nombre, mais dans le degré d’intellectualité, dans la puissance du travail et la capacité à produire des richesses. À l’inverse, la minorité n’est pas non plus dans le nombre, mais dans le refus du travail, la pratique de la corruption et du vol, la paresse, l’absence de valeurs, le manque d’éducation, l’incapacité à s’élever au-delà de son village et de sa tribu pour défendre des causes universelles. Le régime Biya, en donnant aux prétendus groupes minoritaires l’impression de les protéger, les infantilise et les amène à intégrer dans leurs attitudes et comportements les éléments négatifs très caractéristiques de la minorité et, par conséquent, à avoir une perception erronée du rôle de l’État, de la gestion des biens publics et de la gouvernance. C’est Eboussi Boulaga qui trouva des mots justes et forts pour le démontrer : «Autochtones, allogènes, ces mots sonnent pédants et barbares. Ils sont l’une des manifestations d’une inculture et d’une cupidité grandissantes (…) la protection des minorités relève d’une mauvaise écologie; on n’a pas à protéger une catégorie de citoyens comme on fait des espèces animales ou végétales en danger de disparition.»
Le Cameroun a besoin de nouveaux constitutionnalistes, de constitutionnalistes modernes et éclairés qui travailleront à la refondation complète des institutions de la république telle que le changement des mentalités populaires et des comportements citoyens en seront le corollaire. Nous espérons leur avènement pour bientôt.
Dr. Maurice NGUEPE
Le 24 juillet 2012
