Pour son 8è roman, Souveraine Magnifique, le Camerounais Eugène Ebodé est allé puiser son inspiration dans l’histoire immédiate, celle du Rwanda martyr du génocide de 1994
A travers le récit d’une rescapée, le roman raconte la difficile réconciliation en cours des victimes et bourreaux condamnés à vivre ensemble.
«Je n’ai pas honte de ma vie, mais il y a au fond de ma gorge un dégoût sans âge.» Ainsi parle Souveraine Magnifique, la protagoniste tutsie du nouveau roman d’Eugène Ebodé. Un roman qui revient sur le génocide rwandais, à l’occasion du vingtième anniversaire de cette effroyable tragédie. Les propos de l’héroïne éponyme empreints de lassitude et de résignation, ouvrent le récit. C’est aussi la dernière phrase du livre. Un dispositif énonciatif habile tout en réitérations et en échos, à l’intérieur duquel la parole circule, prisonnière du passé auquel elle renvoie.
Ce passé, ce sont les mois fatidiques de 1994, lorsqu’un projet d’extermination a pris corps et vie à l’ombre des vertes collines du Rwanda. Un million de Tutsis et de Hutus modérés ont été exterminés par les extrémistes hutus. Ce massacre fut perpétré dans le but de supprimer toute la population tutsie, accusée de nourrir des projets de domination du pays et qualifiée de « cancrelats » par leurs adversaires.
Des «docuromans»
Il y eut peu de survivants de ce génocide. Souveraine Magnifique en est une. Eugène Ebodé l’a rencontrée lors de son passage au Rwanda, en 2000, dans le cadre d’une résidence d’écrivains sur le thème de «Rwanda : écrire par devoir de mémoire». Ce projet, initié par le poète tchadien Nocky Djedanoum, dès le quatrième anniversaire du génocide, a donné lieu à plusieurs romans, ou «docuromans», terme inventé par le critique Boniface Mongo Mboussa qui rappelle que ces textes sont pour la plupart basés sur des choses vues ou des témoignages recueillis par les auteurs. Le roman d’Eugène Ebodé s’inscrit dans cette catégorie de textes, à mi-chemin entre témoignage et reconstitution fictionnelle.
En 1994, Souveraine avait huit ans. Elle assista à la double tuerie de ses parents perpétrée par leur voisin hutu, armé de machette et de gourdins cloutés. Si la jeune fille eut la vie sauve, c’est parce que son père l’avait cachée sur le toit d’une armoire de famille. De sa cachette, elle a pu voir le voisin accomplir sa basse besogne, avec une cruauté aussi calculée qu’inexplicable.
La banalisation du mal
Devant le micro d’Ebodé, Souveraine a témoigné du vent de folie qui a soufflé sur le Rwanda en 1994. Elle évoqua aussi sa fuite éperdue vers la frontière congolaise pour sauver sa peau, les musulmans qui l’ont accueillie et l’ont protégée pendant sa fuite, son retour au village quinze ans après les événements. Un retour qui n’a pas été facile, car la réconciliation entre les meurtriers et les familles des victimes, condamnés à vivre ensemble, semble difficile, malgré la mise en place des fameuses «gacaca», les juridictions traditionnelles qui proposaient de vider l’abcès en donnant l’opportunité aux anciens exterminateurs d’avouer publiquement leurs crimes.
Tout est vrai dans le récit que rapporte aujourd’hui Eugène Ebodé, même si le réel est ici revu et corrigé par la fiction. La fiction distancie le réel, transformant le témoignage en un récit cathartique de libération. Selon Jean-Noël Schifano qui a publié dans sa collection «Continents noirs» (Gallimard) l’essentiel de la production d’Ebodé, Souveraine Magnifique est l’un de ses meilleurs livres. L’un de ses romans les plus philosophiques aussi car à travers cette expérience de génocide et d’abomination qu’a connue son héroïne, le romancier s’interroge également sur des questions fondamentales qui nous interpellent: qu’est-ce qui constitue l’humanité des hommes, la question du libre arbitre ou, plus simplement, celle de la banalisation du mal dans le monde.
Bref, un récit profond et puissant qui renseigne, apprend et émeut, sans jamais tomber dans le registre démonstratif.
