« Et si la performance du Kamerun était signe des temps »
Aux lendemains du match ayant opposé la féroce détermination des Lions Indomptables à l’industrieuse poussée victorieuse de l’équipe du Danemark (malheureusement), et alors que nul ne se fait presque plus d’illusions sur le parcours de notre équipe nationale à cette World Cup, j’ai tout autant été abasourdi par la quantité de salive et d’encre qui ont coulé et continuent de couler pour expliquer les mêmes choses: les lions ont bien joué, mais les Danois ont gagné; l’équipe nationale est mal gérée, Paul Leguen aurait du et bla bla bla et puis bla bla. Entre nous, dites-moi sincèrement en quoi cela est important aujourd’hui. Quoi? Mais ce football, bien sur!
D’entrée de jeu, j’insiste que je suis un amoureux du football et fan des Lions comme de millions d’autres Kamerunais, mais je tiens absolument à refuser toute instrumentalisation et perversion des évènements de ferveur nationale, tel que le régime Biya s’applique subtilement à le faire depuis des années afin d’ éterniser l’agonie du peuple Kamerunais. Pour revenir au football, plus précisément aux deux premiers matchs et en mettant de cote tous les «si» des commentateurs sportifs, le simple fan que je suis peut relever deux remarques intéressantes: les Lions ont perdu quand ils ont mal joué. Et lorsqu’ ils ont bien joué, ils ont été battus quand même. Tout s’est passé comme si la victoire se refusait à nous, comme si le vertige et le délire de la conquête virtuelle se dissipait autour de nos joueurs, bref comme si un malicieux tourbillon s’obstinait à emporter au loin ce parfum qui permet à tout un peuple de rentrer dans une transe fusionnelle, à l’occasion d’une démonstration de puissance nationale. Fut-ce illusoire.
Et si tout ceci n’était qu’un signe des temps? Et si cette curieuse succession de «hasards défavorables» nous interpellait à autre chose? Saurions-nous au moins une fois laisser le doigt qui montre pour regarder ce que le doigt montre? Avant même le coup d’envoi, le Président du MANIDEM (M. Pierre Abanda Kpama) a déclaré au cours d’une conférence de presse: «le football occupe les esprits et les médias. C’est vrai qu’une coupe du monde organisée pour la première fois en Afrique est un évènement exceptionnel. Le patriotisme dont font preuve les Kamerunais confirme les bonnes dispositions de notre peuple quand il s’agit de défendre les bonnes causes. Mais le football reste un jeu et rien d’autre. Il ne saurait nous détourner de nos préoccupations existentielles».
Depuis les premiers moments de l’Histoire ou l’Homme a compris la nécessite de déléguer la gestion des affaires de la cité, ceux qui en ont reçu la charge dans chaque société ont aussi vite fait d’inventer et raffiner un rituel pour distraire et amuser les masses, tout en déviant soigneusement leurs regards parfois trop interrogateurs loin des questions existentielles. Selon les opportunités, on a eu recours aux temples, aux théâtres, aux arènes, aux églises et aujourd’hui, aux stades. Bref, tout ce qui permet une représentation collective idéalisée et comble le désir de ferveur religieuse.
Et à ce titre, le football est le parfait produit générique, au Kamerun comme partout ailleurs, mais spécialement au Kamerun comme je vais l’expliquer plus loin. Et avec sa cohorte de mythes, de cantiques (hymnes), de légendes (anciennes gloires/prophètes), de symboles (logos / drapeaux), de processions, de rituels et d’incertitudes (artificielles), le football aujourd’hui amène à imposer une ambiance de culte et chatouille en chacun de nous l’archétype du sacré. C’est décidemment la nouvelle religion de tous ceux qui, dans l’attente ou non d’un sauveur, vivent dans l’anxiété, l’angoisse et l’incertitude de leur lendemain. Vous voyez donc ici comment il a été facile de fourbir un raccourci, de pervertir les préoccupations sociales et économiques des masses pour les sublimer, à coup de martelage médiatique et le marketing sauvage aidant, pour les réduire simplement en «Est-ce que Eto’o va marquer un but? Les Lions vont faire comment?» Et la suite, vous la connaissez: discussions inutiles et interminables sur les salaires et la vie privée des joueurs (bonne distraction pour jeunesse dés uvrée et oisive, pendant qu’en son nom le pays est pille en silence), insultes contre les Lions et Le Guen (tout ceci sert d’exutoire à la colère des victimes dont les véritables frustrations n’ont rien à voir avec le football). Le football constitue donc sans nul doute l’écran de fumée qui permet de barrer le révoltant décor de nos sombres horizons. Le «punching ball» sur lequel nous vomissons, compulsifs, notre refus d’assujettissement inique.
Mais, ne méprenez pas mes propos. Si le football se vit dans la plupart des pays avec une certaine passion (ce qui est bon pour la santé des nerfs), les préoccupations quotidiennes des citoyens occupent une place plus importante, comme en témoignent les standards de vie qui rendent par exemple l’achat d’un ticket de stade un geste normal, l’existence même déjà de ces stades une évidence, ou la question de santé du supporter lamda une véritable préoccupation nationale. Tous les hooligans ont eu la possibilité d’aller gratuitement à l’école ; le football n’est pas une alternative d’expression à leurs frustrations dans le sens ou ils auraient peur se faire tuer s’ils le criaient dans la rue comme ce fut le cas en Février 2008 par exemple au Kamerun. Je ne chante pas ici le panégyrique des sociétés occidentales à qui on peut reprocher beaucoup de choses. Toutefois, à leur inverse et pour ce qui est du cas d’espèce, les Kamerunais (moi y compris) et les citoyens des pays analogues s’engouffrent facilement dans l’illusion selon laquelle le fait que Samuel Eto’o drible Honda sur un stade de football nous place immédiatement sur le même pied d’égalité avec le Japon, en tant que pays. C’est très flatteur, patriotiquement parlant, mais ce n’est pas vrai en réalité. Sèchement. L’issue du match n’avait été, selon moi, qu’une métaphore de cette réalité, exprimée dans la langue qui se veut desormais la plus accessible à tous: le football.

Loin de moi l’idée d’infantiliser cette ferveur nationale, qui cristallise tout le patriotisme Kamerunais et prouve par ailleurs sa bonne disposition. Mais je ne puis m’empêcher de me poser les questions qui s’imposent. Exagérons un peu. Même si le Kamerun serait venu à gagner la Coupe du Monde, à quoi cela nous aurait-il servi? Je vois déjà d’ici certains se braquer et s’offusquer de mon impertinence. Tu sais même combien une coupe du monde rapporte? Il vient même d’ou celui là, hein? Seulement l’image du pays, tu pourrais l’évaluer? Et d’autres idées reçues et caressées. Il faudrait peut être revisiter les notions de patrie, nation et intérêt commun pour interroger mon impertinence. Mais ce n’est pas le moment. Poussons un peu loin cette utopie. Si ce scénario venait à atteindre son climax, la quasi-totalité des Kamerunais auraient eu droit à la réception des joueurs au Palais d’Etoudi – par media interposé, bien sur, on aurait déclaré des féries chômés, occasionnant ainsi d’autres manques à gagner colossaux chez ces entreprises qui croupissent déjà sous le poids des charges fiscales, il y aurait eu des morts lors des bousculades à l’aéroport, certains auraient abandonné leur progéniture qui fait une énième crise de palu pour aller boire et danser avec le R, et puis.Et puis rien.
Après le beau discours qui demanderait à chacun d’émuler le fabuleux exemple des Lions, les factures d’électricité vont continuer de grimper, les parents vont continuer de payer les frais d’APE dix fois plus chers que les frais de scolarités «supprimés» de naguère, les populations de Yaoundé vont poursuivre leur calvaire de l’eau potable, les mêmes gens qui auraient applaudi quelques jours auparavant vont continuer à mourir dans nos hôpitaux; de pauvreté seulement et jamais de maladie vraiment, les étudiants seront contraints de continuer à prendre leurs cours dans les seuls stades aménagés au Kamerun que sont les amphithéâtres et se feront tirer dessus à balles réelles s’ils venaient à en contester les conditions, le pouvoir d’achat de chacun continuera de s’amenuiser contre une augmentation vertigineuse des prix de produits de base, etc. En ce qui concerne l’image du pays, une fois de plus, c’est un leurre; un gros leurre! Les pays les plus connus au monde ne sont pas forcement les meilleurs au sport de la FIFA, ou au sport tout court. La preuve, demandez-vous bien la place qu’occupe le sport en général et le football en particulier dans la nouvelle stratégie de communication que le régime d’Etoudi a récemment mis en place pour tenter de «laver» son image qu’elle sait dangereusement ternie par ses records macabres en matière de droits de l’homme et sa position parmi les premiers au sommet du hit parade de la corruption sur la planète.
Un tel succès n’aurait profité en réalité qu’à une poignée d’individus boulimiques, les mêmes qui ont pu claquer 48 milliards de francs CFA escroqués au contribuable Kamerunais en quelques semaines, sous le prétexte du Cinquantenaire; somme qui aurait pu payer les frais de scolarité de 250.000 étudiants au Kamerun, de la Première année au Doctorat. Quel honteux gâchis! Nos héros morts aux mains criminelles des puissances coloniales et leurs lâches relais Kamerunais, viennent tous d’être victimes d’un double assassinat. Au Kamerun, la vie ne doit pas être une succession de festivités pour une minorité, alors qu’une majorité croupit injustement dans la misère la plus abjecte; alors que la pauvreté croissante est entrain d’exacerber les antagonismes sociaux de toutes sortes. Alors que le manque d’accès aux soins de santé primaire, à l’éducation de base, à la liberté d’expression et aux nécessités vitales de dignité humaine etc. sont entrain de poser les fondements d’une implosion sociale. Et si le pire venait à se produire, cette même minorité d’individus aux comptes bancaires obèses dans les banques occidentales (et désormais asiatiques), seraient les premiers à se mettre à l’abri …
Mon interrogation est simple: allons-nous continuer à accepter cette moquerie? Jusqu’ou ira cette distraction des masses Kamerunaises? Quel est le véritable projet derrière cet abrutissement savamment orchestre des populations qui ne demandent pourtant qu’à être respecte en tant que peuple?
