«On ne saurait exclure la menace d’autres génocides en Afrique»

Jacques Roger Booh-Booh, l'ancien chef de la Minuar entre 1993 et 1994, revient sur le génocide rwandais dont on s'apprête…

Jacques Roger Booh-Booh, l’ancien chef de la Minuar entre 1993 et 1994, revient sur le génocide rwandais dont on s’apprête à en faire la commémoration.

Vingt ans après, quels sentiments animent un témoin du génocide rwandais qui a vécu ce drame à partir d’un poste d’observation et d’action privilégié ?
Le génocide rwandais a laissé dans son sillage beaucoup de regrets et un gâchis sur le plan humanitaire qui marquera à jamais l’histoire de notre continent. Et pourtant, nous avons eu l’impression, avant que cette catastrophe ne survienne, que les Rwandais avaient réellement pris leur destin en main et voulaient, après plusieurs décennies de méfiance, de violence et de guerres, bâtir enfin une nation démocratique et réconciliée avec elle-même.Un accord de paix a même été signé le 25 août 1993 à Arusha dans ce sens ; la hache de guerre étant enterrée à Arusha, les signataires de cet accord s’engageaient à travailler ensemble dans la concorde et la confiance pour préparer des élections libres et démocratiques afin de mettre en place des institutions républicaines reflétant un large consensus des populations. Le Conseil de sécurité a été impressionné par l’agenda politique des Rwandais et a créé le 5 octobre 1993 une mission d’assistance des Nations unies pour le Rwanda pour appuyer leurs efforts de paix. Malheureusement, pour des raisons toujours non élucidées, les politiciens rwandais ont refusé d’appliquer leurs engagements sur le terrain. Ils ont tourné le dos à la paix, amassé plutôt d’énormes quantités d’armes, y compris des machettes, pour s’entretuer. C’était déplorable, ce spectacle où les Rwandais ont tué d’autres Rwandais à grande échelle et sans état d’âme. Tout cela, comme je l’ai dit plus haut, a été un gâchis à tous égards et une occasion manquée de faire la paix et de reconstruire ce pays économiquement sinistré avec l’aide de la Communauté internationale. Finalement, l’ONU n’a pris aucune mesure pour arrêter le génocide au Rwanda, se contentant d’écrire avec amertume plus tard que « sur une population de 7,9 millions d’habitants, près de 800.000 personnes avaient été tuées, 2 millions s’étaient enfuies dans d’autres pays et jusqu’à 2 millions avaient été déplacées à l’intérieur du pays. » (Voir A.B.C. de l’ONU 2001). Si on ajoute à ces chiffres macabres de l’ONU plus de 4 millions de victimes collatérales du génocide (Congolais et refugiés rwandais) en République démocratique du Congo, on mesure l’ampleur des dégâts occasionnés par le génocide. Les Africains doivent proscrire à jamais toute guerre de génocide en Afrique.

Pensez-vous que l’on a fait ce qu’il fallait, notamment entre africains, pour éviter une telle issue ?
L’Afrique a longtemps retardé l’explosion de violence incontrôlée au Rwanda. Le problème rwandais était inscrit à l’ordre du jour des ministres et chefs d’Etat de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) chaque année, mais ne donnait jamais lieu à un débat de fond car il fallait faire respecter le sacro-saint principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats.
Par la suite, le président de Tanzanie, Julius Nyere, et son successeur Ali, ont pris ce problème à bras le corps et aidé les Rwandais à conclure l’accord de paix d’Arusha qui a été salué chaleureusement par l’opinion publique internationale comme constituant une base crédible de solution de la crise rwandaise. Mais lorsque le génocide a éclaté en 1994, le leadership de l’Afrique s’est montré plutôt discret politiquement et faible militairement pour pouvoir maîtriser le cours des événements. Vingt ans après le génocide, les crises du Mali, de la République centrafricaine, du Soudan- Sud et de la Libye ont, une fois de plus, mis en exergue l’impréparation de l’Afrique en vue prendre en main les problèmes de sécurité du continent. L’idée de créer une force africaine spéciale d’intervention va sortir du Sommet France-Afrique de l’Elysée sur la paix et la sécurité en Afrique des 6 et 7 décembre 2013, et non de l’Union africaine à Addis-Abeba. On le voit, les Africains doivent s’unir et mobiliser davantage leurs moyens financiers et militaires pour pouvoir défendre leur liberté et les immenses ressources naturelles du continent ; sinon la re-colonialisation de l’Afrique s’affirmera chaque jour comme une réalité inéluctable. Nos petits-enfants auront toutes les peines du monde pour stopper la brutale spoliation des ressources naturelles du continent par des puissances étrangères.

Fort du recul des années qui ont passé, comment s’expliquer qu’une telle chose advienne dans une société humaine et singulièrement africaine ?
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on ne saurait exclure a priori la menace d’autres guerres de génocide en Afrique, si la situation politique continue de se détériorer du fait de la passivité des Africains et de l’indifférence de la Communauté internationale. Il est vrai que les dirigeants africains avertis et à l’écoute de leur peuple ne pourront jamais être pris de court par les événements de l’ampleur de ceux que le Rwanda a connus en 1994 ; car ils sauront toujours relever les défis du moment en changeant de politique ou de collaborateurs et en évitant le pourrissement des crises anodines au départ, mais qui peuvent être exploitées par les forces étrangères pour déstabiliser le pays. L’Afrique doit s’inspirer de ces expériences qui ont fait preuve d’efficacité dans d’autres continents qui se portent relativement bien. S’agissant plus spécifiquement du Rwanda, je suppose que les populations sont à pied d’ uvre pour prévenir tout retour aux tensions et violences à caractère ethnique qui ont préparé le lit au génocide. Aujourd’hui, les rênes du pouvoir au Rwanda sont tenues par les Tutsi qui représentent 10% de la population. Dans ce pays qui a une longue histoire de luttes violentes des ethnies pour le contrôle du pouvoir, le monopole de la direction politique du Rwanda par une seule ethnie (majoritaire ou minoritaire) annonce toujours des lendemains incertains pour le peuple. C’est pourquoi le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, le 27 mars dernier à New York, a encouragé très diplomatiquement, le peuple et le gouvernement du Rwanda à continuer de promouvoir l’esprit d’ouverture nécessaire pour la guérison des séquelles du génocide et la réconciliation et à approfondir le respect des droits de l’homme. L’approfondissement sincère de la coopération politique entre la RDC, l’Ouganda, le Burundi et le Rwanda, constituerait un facteur de paix et de prospérité dans la région. Il faut donc que le Rwanda s’abstienne de déstabiliser la RDC en finançant la rébellion congolaise M23 et en pillant cyniquement ses ressources minières, comme cela ressort de plusieurs rapports du conseil de Sécurité de l’ONU. Enfin, les défis et humiliations continus que subit la RDC, un pays de plus de 65 millions d’habitants, pourront être chèrement payés par ses voisins le jour où le grand Congo s’éveillera.

Qu’est-ce qu’il vous semble le plus important de faire aujourd’hui : rechercher et établir toute la vérité ou prévenir le renouvellement d’un tel crime ?
Il faut aujourd’hui faire une autopsie sans complaisance du génocide. Les Rwandais doivent cesser de dire que leurs malheurs viennent d’ailleurs, de l’ONU. Le monde veut savoir le rôle que chacun d’eux a pu jouer avant, pendant et après le génocide, et ce qu’il faut faire maintenant pour asseoir durablement la paix et la réconciliation dans leur pays. La Cour pénale internationale d’Arusha a donné sa part de vérité et va bientôt fermer ses portes. En son temps, l’OUA a donné son point de vue à travers un rapport établi par des personnalités de haut niveau. L’ONU, à travers ses publications et celles des organismes spécialisés (Conseil des droits de l’homme), a donné un large et impartial éclairage sur le génocide rwandais. Les grandes organisations non-gouvernementales ont établi des rapports de bonne qualité sur le génocide du Rwanda. Des gouvernements (Belgique, France, Canada, .) ont donné leur point de vue sur le drame rwandais. Aux Rwandais de maintenant prendre en considération tous les rapports sur leur pays, de les décrypter sans complaisance et de déterminer la suite qu’il convient pour une meilleure compréhension des réalités de leur pays. Des informations recueillies ici et là semblent indiquer que de nombreuses élites souhaitent, à l’instar de l’Afrique du Sud, voir s’établir une commission paix, justice et réconciliation au Rwanda. Aux Rwandais d’appliquer les résultats issus d’une éventuelle commission de réconciliation et qu’il soit mis fin à l’impunité. Les Rwandais doivent surtout se rappeler que si l’Accord d’Arusha, qui portait leurs signatures, avait été exécuté de bonne foi, jamais le génocide ne se serait produit à partir du 7 avril 1994.


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