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Passeport diplomatique sénégalais, rapport avec le Cameroun, brutalisme, postcolonie… Achille Mbembe se livre sans gêne

Dans cette interview accordée à JournalduCameroun.com, le politologue et historien précise certains des concepts de ses récents travaux et des…

Dans cette interview accordée à JournalduCameroun.com, le politologue et historien précise certains des concepts de ses récents travaux et des sujets d’actualité le concernant, sans faux-fuyant

 

[JournalduCameroun] Le 19 mai dernier, à la conclusion d’une émission faite à la veille de la 48e édition de la Fête nationale de l’unité, Charles Ndongo, DG de la chaîne publique CRTV, s’est référé à votre concept de “brutalisme” – titre de votre ouvrage sorti en février 2020 – pour qualifier l’action de [Camerounais] “enragés qui se déchaînent sur les réseaux sociaux”. Il a aussi utilisé le concept pour parler de la “dérive ethnocentriste” observée dans l’espace public. L’utilisation a-t-elle été juste par rapport à votre définition du terme? 

[Achille Mbembe] Disons tout simplement que du terme « brutalisme » ainsi que de mon livre,  Charles en a fait un usage passablement polémique. Dans mon esprit, le terme décrit un mode d’exercice du pouvoir. Il ne renvoie pas a des modes de résistance au pouvoir, à des modes de subjectivation où à des pratiques communicationnelles.

Dit autrement, quelle est la signification que vous donnez au concept de brutalisme?

Je convoque la notion de « brutalisme » pour décrire la manière dont le pouvoir est exercé, à une époque dominée, de mon point de vue, par trois interrogations centrales: le calcul sous sa forme computationnelle, l’économie sous sa forme neurobiologique et le vivant en proie a un processus de carbonisation.  Par « brutalisme », je fais référence au process par lequel le pouvoir agit et se reproduit par le forage, la fissuration et la fracturation.  La fissuration et la fracturation sont des techniques politiques. Il s’agit de dynamiter quelque chose afin d’en extraire une autre. Il s’agit aussi d’épuiser les corps physiquement, de fatiguer les nerfs, le cerveau ou encore d’exposer le vivant à toutes sortes de risques.

S’il fallait appliquer le concept à l’environnement camerounais, à quels exemples (situations) le concept pourrait-il mieux s’appliquer ?
Dans des travaux antérieurs, j’ai décrit le régime et les formes d’exercice du pouvoir au Cameroun comme relevant d’un modèle hybride et baroque. Ce modèle est marqué par la prédation des corps et l’extraction des richesses à l’état brut, une violence carnavalesque, et une relation symbiotique entre dominants et dominés. A cette sorte de formation sociale, et à ce style de commandement, j’ai donné le nom de « postcolonie ».

Ce que j’appelle la postcolonie est un mélange composite. L’on y trouve des restes du « commandement » colonial sur fonds d’imaginaire de la « chefferie », une forme baroque de la tyrannie à laquelle il convient d’ajouter bien des aspects des satrapies anciennes. Dans Brutalisme, je reviens sur ce modèle dans le chapitre 7 intitulé « La communauté des captifs ». Le pouvoir, dans cette configuration, sert en particulier à démolir. C’est cela le brutalisme – casser, caillasser, concasser.

« Je ne me suis jamais considéré comme un exilé ou comme un nomade. Je ne suis pas un opposant politique non plus […] Et en réalité, la politique ne m’intéresse pas du tout. Elle m’énerve. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire mes livres ». Achille Mbembe

On vous perçoit souvent comme un acteur éloigné du Cameroun, parce que vous n’y vivez pas et n’y travaillez pas.

J’ai quitté le Cameroun a l’âge de 24 ans. J’aurai donc passé l’essentiel de ma vie d’adulte hors du Cameroun. Au terme de mes études doctorales à Paris, j’aurais aimé rentrer et enseigner à l’université. Mais entre 1984 et 1992, j’étais banni du pays et j’étais recherché par les services de renseignement pour avoir publié en 1984 et 1987, sous la forme d’un ouvrage en deux volumes, les écrits de Ruben Um Nyobe, le père de l’indépendance nationale. C’est donc aux Etats-Unis que j’ai obtenu mon tout premier poste d’enseignant, à Columbia University a New York. La vie m’a ensuite conduit ailleurs, notamment au Sénégal, puis en Afrique du Sud ou je me suis installé en 2001 tout en continuant d’enseigner plusieurs mois l’an aux Etats-Unis. Je dois préciser qu’il s’agit d’un choix personnel et délibéré. L’Afrique est mon pays et personne ne m’empêche aujourd’hui de rentrer au Cameroun.

Quel est votre rapport avec le Cameroun ?

C’est un rapport à la fois d’éloignement et de proximité. Le Cameroun est notre terre et cette terre, je la porte dans mon cœur et dans ma respiration. Comme le décrit si bien notre hymne national, c’est le berceau de nos ancêtres, tout comme notre continent est le berceau de toute l’humanité.  Pour moi, il n’y a pas le Cameroun d’un côté, et l’Afrique de l’autre. Il s’agit d’un seul et même pays. Je peux servir l’un et l’autre, peu importe où je vis et travaille.

Pour le reste, je connais beaucoup de monde aussi bien dans le gouvernement qu’au sein de l’opposition et dans les milieux culturels et intellectuels.  Beaucoup de gens ne le savent pas, mais je communique en privé avec plusieurs d’entre eux. Quand il m’arrive de voyager au Cameroun, je rends visite à certains d’eux, à leur domicile, quand j’ai le temps. Ce que je dis en public, la plupart le savent, puisque je le leur dis en privé également. Je respecte certains d’entre eux tout en sachant que la plupart sont des captifs.

Pour ce qui me concerne, je ne me suis jamais considéré comme un exilé ou comme un nomade. Je ne suis pas un opposant politique non plus. Si c’était le cas, il y a longtemps que j’aurais rejoint un mouvement politique à cet effet.  Je suis un dissident, c’est-à-dire quelqu’un qui, sur des bases aussi bien philosophiques que morales, refuse consciemment d’accorder quelque autorité que ce soit à un système inhumain qui a conduit le pays dans un cul-de-sac. Et ils le savent parfaitement. Ils savent que je ne suis pas de ceux qui font du bruit pour se faire remarquer, que je n’ai pas faim, que je n’ai pas besoin d’un véhicule de luxe, d’une maison, d’une plantation ou d’une boutique, que je ne dépends pas d’eux, que j’ai un nom qui est le résultat de mon labeur propre, et par conséquent « je ne suis pas en vente ». Et en réalité, la politique ne m’intéresse pas du tout. Elle m’énerve. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire mes livres. C’est d’être absolument libre de travailler avec des idées, de ré-imaginer le monde avec d’autres créateurs.

« Lorsque les choses changeront, l’Etat du Cameroun comprendra que certains d’entre nous, dans nos secteurs professionnels respectifs, ne sommes plus uniquement des individus isoles, mais de véritables ambassadeurs de notre peuple et de notre pays sur la scène du monde ». Achille Mbembe

En novembre 2019, on vous a vu sur des médias en ligne sénégalais avec un passeport diplomatique à vous accordé par le Sénégal. 

Comme vous le savez, ceux d’entre nous qui vivons à l’étranger éprouvons beaucoup de difficultés a renouveler nos papiers d’identité. C’est notamment le cas des passeports. Or à cause de mon travail, qui m’oblige à me déplacer constamment, j’ai absolument besoin d’un passeport opératoire. Dans un monde où la vitesse est une ressource, je ne peux pas attendre plus de six mois avant de voir mon passeport renouvelé. Mon ami Felwine Sarr avec qui j’ai mis en place les Ateliers de la pensée de Dakar était au courant de mes difficultés et en a parlé au Président Macky Sall qui a alors décidé de m’octroyer un passeport diplomatique. Ce faisant, le Président Macky Sall celebre un intellectuel qui fait honneur a toute l’Afrique. Ce document me permet de séjourner sans visa dans une quarantaine de pays au monde. Le Sénégal est un pays qui m’a toujours accueilli. J’y ai passé quatre années de ma vie.  J’y compte beaucoup d’amis et collègues, et Dakar est, pour beaucoup d’intellectuels africains, une ville-refuge.

Disposez-vous d’un passeport camerounais bien valide ?

Je dispose d’un passeport camerounais ordinaire. Il est valide, mais il ne contient plus aucune page libre. Pratiquement, il est donc inutile. Un passeport sans aucune page libre ne sert a rien.

Des rumeurs font état de ce que les services d’immigration du Cameroun n’auraient pas renouvelé votre passeport national ?

J’ai sollicité un renouvellement de mon passeport camerounais. Comme la plupart de mes compatriotes qui se trouvent dans les mêmes conditions à l’étranger, j’attends, depuis lors. La dernière fois, il a fallu que je me rende au Cameroun afin de le renouveler. C’était en 2018. A l’occasion, j’avais rencontré un certain nombre de hauts responsables du pays, y compris le Premier ministre de l’époque.

Je ne leur ai pas posé le problème du renouvellement de mon passeport. Je ne voulais pas profiter de mon statut pour obtenir un traitement privilégié. J’avais, simultanément, procédé au renouvellement de ma carte d’identité nationale. C’était en avril 2018. Cette carte, je l’attends toujours.

Lorsque les choses changeront, l’Etat du Cameroun comprendra que certains d’entre nous, dans nos secteurs professionnels respectifs, ne sommes plus uniquement des individus isolés, mais de véritables ambassadeurs de notre peuple et de notre pays sur la scène du monde. L’Etat décidera alors, à ce moment, de mettre à profit nos talents pour le bien de notre pays et de notre continent. Pour le moment, tel n’est pas le cas.