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Transformer l’Afrique en son centre propre: Utopie ou réalité ?

Par rapport aux interrogations d'Africains sur le rôle de la communauté internationale, Achille Mbembe a récemment proposé que l'Afrique devienne…

Par rapport aux interrogations d’Africains sur le rôle de la communauté internationale, Achille Mbembe a récemment proposé que l’Afrique devienne son centre propre

Regardons-nous penser et écoutons-nous parler avec en point de mire, l’Afrique à transformer en son centre propre.
Être animé par le souci de passer des critiques tous azimuts de l’Occident, aux recherches de solutions concrètes, durables et d’avenir aux problèmes africains, exige aussi que nous devenions le centre de nos analyses par une espèce de réflexivité analytique. C’est primordial en ce sens qu’une pensée africaine tournée vers la critique exclusive de l’Occident fait inévitablement de cet Occident le centre de son imaginaire. Elle ne cherche plus en elle-même les arguments de son autonomie et de sa puissance créatrice d’une nouvelle Afrique. Elle les cherche dans la dénonciation des travers du projet africain de l’Occident. Ce qui est une autre forme d’aliénation à «la bibliothèque coloniale». Les Africains qui condamnent le feu vert de Barack Obama pour les frappes en Libye en comptant uniquement sur l’argument chromatique pour en faire un Africain; ceux qui félicitent les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) de s’être abstenus en oubliant que ces pays le font aussi pour leurs seuls intérêts et non pour ceux de l’Afrique, sont dans la même logique: Celle qui consiste à centraliser les autres dans la recherche du «Bien» dudit Continent. L’Afrique doit pourtant devenir son propre centre! Qu’implique une telle conjecture lorsqu’on l’applique au cas ivoirien et libyen? Le centre se construit-il dans une totalité uniforme par rapport à lui-même? Se construit-il en se décentrant par rapport à un précédent centre, en l’occurrence l’Occident? Peut-il se réaliser sans créer des périphéries autour de lui, c’est-à-dire des non-centres? Est-ce un projet possible sans développement politique et économique? Si oui comment y parvenir? Si non comment ne pas déjà être un élève et une périphérie de l’Occident dans ce processus très souvent mimétique? Devenir son propre centre n’est-il pas le fondement du prosélytisme des monothéismes religieux et de l’impérialisme américain? Si oui, devenir son centre propre, n’est-il pas un projet qui a pour but de nous rendre capables de faire ce que nous condamnons chez les Occidentaux?

Ces questions sont importantes parce que tendre vers ce qui se rapproche de la vérité ultime des choses, est ce qui peut être utile au développement de l’Afrique, étant donné que les décisions se prendraient dès lors sur une base à la fois rationnelle et informée. Le dire est bien, mais l’appliquer, mieux encore en ce moment où la crise postélectorale ivoirienne et l’intervention de la communauté internationale en Libye, entraînent amalgames et fourvoiements divers. Prenons donc l’Afrique comme point focal de l’analyse, afin de privilégier, non «le Bien» que les autres devraient faire à ce continent, mais celui qu’il devrait se faire au préalable à lui-même pour éviter «le Mal» que lui font les autres: C’est aussi ça être son propre centre! Nous pouvons y arriver uniquement en ayant le courage de regarder le reflet de notre image dans le miroir, et en ayant le cran de dire quels sont les défauts qu’on y voit et qui contribuent à nourrir la prospérité à la fois de la «Françafrique» et de l’ingérence occidentale dans notre continent. Notre thèse est donc simple: Une Afrique qui doit devenir son propre centre implique que la recherche des causes et des responsabilités explicatives de la continuité de la «Françafrique» et de l’ingérence occidentale au sein du Continent Noir, soit faite en son sein. C’est une condition nécessaire pour se penser et se construire comme son centre propre. Il faut penser par nous-mêmes, à partir de nous-mêmes et pour nous-mêmes.

Devenir son centre propre c’est aussi pondérer plus les causes intra-africaines par rapport aux causes extra-africaines
Le caractère fondé ou non de la théorie du complot nous intéresse moins que ce qu’elle implique pour l’objectif d’une Afrique centre d’elle-même. En effet, le caractère simple, accommodant et déresponsabilisant de la théorie du complot n’est pas au service d’une Afrique qui espère devenir son propre centre. Savoir par exemple que le moment colonial fut un temps d’exploitation de l’Afrique dans tous les domaines est important pour l’histoire et l’ uvre de transmission qu’exige tout travail de mémoire. Cependant, user jusqu’à l’usure de ce seul argument dans l’explication de l’état délabré de l’Afrique contemporaine, fait de l’Occident le prisme central par lequel nous lisons les problèmes africains actuels. Posture argumentaire qui avance moins dans le projet de construction d’une Afrique comme centre d’elle-même, qu’une africanisation de la problématique de l’exploitation en mettant en exergue, tant le rôle prédateur des élites africaines pendant la traite négrière et l’Etat colonial, que le fait que la majeure partie de nos richesses minières et forestières sont pillées par l’entremise des régimes postcoloniaux africains eux-mêmes. De même, affirmer que la «Françafrique» est la seule et unique cause de la crise ivoirienne n’est pas non plus au service d’une Afrique qui cherche à devenir son propre centre, mais d’une Afrique qui voit son centre dans les soubresauts contemporains d’un réseau néocolonial. Devenir son centre propre impose automatiquement que nous évitions, dorénavant, de «zapper» volontairement les responsabilités intra et inter africaines.

En Côte-d’Ivoire se joue une tragédie nègre par le biais d’un face à face meurtrier et explosif entre Laurent Gbagbo et Alassane Dramane Ouattara, deux Africains de pures souches. Même s’il existe un complot français contre la Côte-d’Ivoire, nous avons ici un cas d’école qui prouve que cette crise ivoirienne met en évidence une figure conflictuelle qui ramène la responsabilité à ces deux protagonistes et donc aux Africains eux-mêmes. Si la «Françafrique» exploite l’Afrique, c’est la faute des Africains et non celle des Français de ce réseau car ainsi que nous l’affirmons, être son centre propre c’est aussi être le seul responsable de ses malheurs et de ses bonheurs. Si la théorie du complot nous apprend quelque chose, c’est que la communauté internationale est un conglomérat d’acteurs aux intérêts divergents. Le droit d’ingérence devient donc «un oxymore politico-juridique» en ce sens qu’il acquiert le statut de «solution-problème». Il est une possible solution dans la mesure où entendre Kadhafi et son fils promettre des torrents de sang aux Libyens qui se révoltent, peut fonder le droit d’ingérence. Il est en même temps un problème parce que les intérêts n’ayant pas de fin contrairement à l’amour, «le deux poids deux mesures» est depuis toujours la règle du logiciel comportemental de cette communauté internationale. Faire de l’Afrique son propre centre montre clairement que la principale cause de la crise ivoirienne c’est la rivalité entre Gbagbo et Ouattara et non la «Françafrique». Celle-ci ne peut agir si ces deux Africains ne lui donnent cette rivalité fratricide comme possibilité d’action.

Quelles voies peut emprunter l’Afrique pour devenir son centre propre?
Si nous décentrons, dans notre analyse, la cupidité occidentale, le manque de lisibilité de la résolution des Nations Unies, et le fait que la démocratie ne s’exporte pas, les attitudes ambivalentes des Africains peuvent donner lieu à au moins deux lectures: Elles peuvent être le signe tangible que les combats et les ambitions africains pour le bien-être et la démocratie souffrent d’une grande ambigüité semblable à une schizophrénie. Maudire Kadhafi et prendre en même temps sa défense renvoie à des Africains qui veulent en même temps le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la fermière. C’est l’image d’Africains aux combats incohérents et donc inefficaces à terme parce que n’arrivant par à se faire «le Bien» qu’ils souhaitent mais plutôt «le Mal» qu’ils ne souhaitent pas. Défendre une famille Kadhafi au pouvoir depuis plus de 40 ans sans passer par les urnes, n’est-il pas une caution à la gestion clanique de nos Etats ? Les Africains ne sont-ils pas rattrapés par les alliances généalogiques dont les effets primordialistes renforcent en eux un reflexe conservateur des dictateurs grâce à la résurgence du sens de la grande famille africaine au sein de laquelle un comportement peu recommandable face aux siens est oublié aussitôt qu’un danger externe s’affiche? Si faire de l’Afrique son propre centre équivaut à appliquer une rationalité basée sur les valeurs de solidarité de la grande famille africaine, alors devenir son propre centre consisterait pour l’Afrique à résoudre les problèmes du continent en faisant appel à cet esprit de solidarité. Cela peut être positif si, en fonctionnant sur cette base, l’Afrique donne naissance à «une démocratie solidaire» qui rompt avec l’individualisme de la démocratie occidentale. Mais cela peut aussi être un grand problème pour l’Afrique lorsqu’on sait que cette solidarité africaine est aussi à la source du favoritisme, du népotisme et de la gestion clanique et patrimoniale des Etats africains.

Cette politique africaine à hue et à dia par rapport à Kadhafi peut aussi effectivement signifier que les Africains veulent faire de leur continent le centre afin qu’ils puissent diagnostiquer ses problèmes et les résoudre eux-mêmes. Cette conjecture n’est possible que si l’Afrique a les moyens de sa politique, condition sans laquelle elle ne peut être son centre propre. Une première solution est de chercher, non à se faire aimer par les Occidentaux, mais à se faire craindre d’eux. C’est la voie choisie par l’Iran, la Corée du Nord, l’Inde, la Chine, le Pakistan et Israël en se dotant de l’arme nucléaire. Cette stratégie est peu probable pour le Continent Noir pour plusieurs raisons: Il n’a pas les moyens d’une telle entreprise, ce n’est pas la priorité face aux défis sociaux, le nucléaire entre les mains des dictateurs est une arme à double tranchant pour les populations, et choisir l’arme nucléaire est une autre façon de centraliser l’Occident dans l’avenir de l’Afrique car c’est lui qui maîtrise cette technologie, l’autorise et la contrôle par le biais de l’AIEA. Si l’Afrique ne peut avoir la paix en préparant la guerre grâce à l’arme nucléaire, l’UA peut se doter d’une véritable force interafricaine capable de jouer le gendarme et de rendre inutile l’OTAN en terres africaines. Une autre solution d’avenir et durable est d’éviter la sédimentation en Afrique d’arguments facilitateurs de la réussite de la «Françafrique» et de l’ingérence occidentale. Ces arguments ont une seule source: La dictature politique africaine.

C’est elle qui met les populations africaines entre parenthèses et construit l’obscurantisme et les réseaux souterrains dont a besoin la «Françafrique» pour prospérer. C’est elle qui fait souffrir les populations africaines, entraîne leur soulèvement et donne des alibis aux Occidentaux pour intervenir en poursuivant leurs agendas cachés. Qu’il y’ait crise ou non, la dictature africaine autorise la «Françafrique» et légitime à tout moment l’ingérence de la communauté internationale sous couvert de la protection des Droits de l’Homme. C’est la dictature qui autorise des pouvoirs africains de 30-40 ans que l’Occident soutient tant qu’ils le satisfont, et décident aussi de s’en débarrasser en évoquant un alibi qui marchera toujours: Ce sont d’affreuses dictatures. Le fait que l’Occident instrumentalise cet argument à des fins propres n’en fait pas un faux, loin s’en faut! Ceci veut dire que déclasser, décapiter et rendre obsolète la «Françafrique» passe par la promotion d’Etats de droits démocratiques. C’est également cet Etat de droit démocratique qui annulerait la possibilité de toute ingérence de la communauté internationale puisque les alibis de dictature à évincer n’existeraient plus. Les peuples africains ne seront plus face au risque de se faire tirer dessus par leurs propres dirigeants. Le poids de l’histoire, surtout celui de ses aspects mafieux, ne pèse pas lourd quand les peuples sont aux manettes et font cette histoire eux-mêmes grâce à la démocratie.

D’où deux stratégies possibles pour faire de l’Afrique son centre propre: une version hard, fondamentaliste et obligatoirement plus risquée mais plus «automisante» à long terme. Elle consisterait à tout redéfinir à la base (marché, développement, démocratie, Etat, Droit, Monnaie.) par rapport à la culture, aux intérêts et aux objectifs intra et inter africains. Y arriver exige que l’Afrique puisse détenir un pouvoir structurel et d’ajustement. Puis une version soft, moins périlleuse, moins fondamentaliste mais s’inspirant de l’Occident sans le mimer intégralement. Elle serait un syncrétisme des valeurs africaines et occidentales. Ici l’Afrique se construirait comme son centre propre en se situant dans le temps du monde, ce qui n’est pas le cas de la première stratégie où elle se situerait hors du temps du monde. Tout chemin menant à Rome, à elle de choisir et d’assumer les conséquences de ses choix.

Thierry Amougou, président de la Fondation Moumié
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