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Vivre ou survivre au quotidien?

Par Erick Kuete Dans un contexte de chômage, de précarité et de misère généralisée, une inévitable question colonise de façon…

Par Erick Kuete

Dans un contexte de chômage, de précarité et de misère généralisée, une inévitable question colonise de façon outrancière les esprits: comment survivre au quotidien? Il s’agit en réalité d’une usurpation, d’un embrigadement illégitime de nos espaces neurologiques. Ce que je veux dire en principe, c’est que cette question n’est pas celle qui devrait être. De toute évidence, l’unique préoccupation, la vraie et la nécessaire, devrait être celle de notre projection vers le futur, de notre influence sur l’avenir. Il est difficile d’admettre que nos consciences soient entièrement et exclusivement gouvernées par la recherche du plaisir du palais. Il est anormal de voir nos ambitions les plus marquées se limiter à la largeur de notre cavité stomacale. Quand se nourrir devient, non plus un tremplin, mais une finalité, un accomplissement, il y a lieu de s’inquiéter. Si manger cesse d’être un acte qui assure la vitalité de l’homme pour devenir celui qui engraisse sa vénalité, il y a lieu de s’indigner. Voici donc la vie sous les tropiques.

Tout donne l’impression d’une vie qui s’arrête, d’une vie qui végète et ne se réanime par moments que par les seules étincelles de la manducation. Le manduco, pour reprendre le mot de Lucien Ayissi (2008), semble de toute évidence être l’unique comburant qui alimente la mobilité humaine. On voit des gens en mouvement, mais au fond, c’est un mouvement immobile. Des gens qui bougent sans forcément faire bouger les choses. On s’active, on donne l’impression d’être en action alors qu’en réalité, c’est l’inaction le mot d’ordre. Des jeunes gens aussi sillonnent les artères des villes et campagnes, mais ne cherchez pas à leur soutirer un quelconque argument sur la raison de leur propre existence. Ils n’ont qu’une idée à faire valoir: ils sont en vie, ils sont là. Il faut dès lors s’interroger sur les notions de vie et de survie. Je pose comme hypothèse première que la vie renvoie à l’active†existence alors que la survie s’apparente à l’hypno†existence. C’est quoi l’active†existence et c’est quoi l’hypno†existence?

L’activeexistence, c’est l’existence au sens sartrien du terme, c’est le mouvement, c’est l’action, c’est le résultat. L’active†existence, c’est l’existence de la conquête, de l’accomplissement, de «l’élévation vers l’universel et non tout simplement de la découverte de soi au quotidien» pour parler comme Jean Tabi Manga. L’active†existence, c’est cette existence qui nous pousse à surpasser nos envies buccales et stomacales pour progresser vers d’autres valeurs, celles du développement matériel et immatériel de l’homme. Quant à l’hypno†existence, il s’agit de cette existence qui se matérialise par la simple présence de l’homme sur terre. Je me réveille tous les matins, je constate que j’existe, que je respire, que je suis là. Si je me bats pour la survie, en fixant mes ambitions à des niveaux qui ne dépassent guère mes fonctions vitales, je suis en train de vivre au sens de l’hypno†existence. Cette forme de vie, c’est-à-dire la survie, concerne aussi bien ceux qui ne font rien de leur présence sur terre que ceux qui font plein de choses sans pour autant rien changer dans leur vie (voir l’Apologie de l’action, septembre 2014).

On peut exister sans toutefois vivre. Exister, au sens de l’hypno†existence signifie «être», cʹest†a†dire, être là, figurer, faire partie des hommes. Ou plus exactement, trouver une place
dans la chaîne continue des vivants. Lorsque notre existence est justifiée par le simple fait d’être là, on ne peut en réalité dire que l’on vit. On mène dans ce cas une existence inerte, statique, gouvernée par les logiques du vide, de la routine (voir l’Apologie de l’action, septembre 2014). C’est une existence du néant; une existence qui ressemble pour ainsi dire à un vide sans fond, un vide creux. L’hypnoexistence est donc un cheminement statique, voire régressif de l’être dans son milieu social, alors que l’activeexistence renvoie à un déploiement dynamique, conquérant et progressif. Vivre (contrairement à survivre), c’est conquérir, c’est agir. Vivre, c’est puiser dans ses échecs les ingrédients pour préparer les victoires futures. C’est alors que l’optimisme paraît incontournable.

Il s’agit de cette force intérieure qui nous permet d’introduire de l’activité dans notre existence; qui nous permet de migrer d’un état de victimisation permanente à un état de compétition. Grace à l’optimisme, nous cessons d’être un Homme parmi les Hommes pour devenir un Homme†créateur, un Homme†innovateur dans le champ de l’humanité. La survie ne devient donc vie ou encore (ce qui veut dire la même chose) l’hypno†existence ne devient l’activeexistence qu’à partir du moment où elle se transforme, se meut pour s’inscrire dans une dynamique évolutive. La survie tend à être vie lorsqu’elle se traduit par un effort permanent de passer de soi à soi†même à un niveau supérieur.

Comment donc être optimiste dans une Afrique laminée par de monstrueuses précarités? Va†t†on sans doute me poser la question. Je suis d’avis que le chômage qui nous travaille et l’avenir qui paraît obscur sont des éléments qui tendent au quotidien à dégrader notre capital†optimisme. Je comprends qu’il soit difficile, lorsqu’on est exclu du marché de l’emploi et qu’on n’a pas de quoi se nourrir, de garder un quelconque espoir. Cependant, ma conviction la plus profonde est que nous ne vaincrons jamais nos difficultés en nous abandonnant fatalement dans le pessimisme.

Seul l’espoir peut corriger le déficit d’espoir. Nous devons appréhender notre situation, non pas comme une fatalité, mais comme une opportunité. La meilleure façon de demeurer optimiste, c’est d’être en action. En effet, l’action seule peut entretenir l’espoir. Celle†ci étant un mécanisme qui se caractérise par la progression vers un objectif, celui qui agit n’a aucune chance (en fait, n’a même pas le temps) d’être pessimiste. Lorsque l’action est savamment et méthodiquement élaborée, il existe toujours une certaine assurance quant à la finalité glorieuse du projet. A regarder de près, on peut dire que l’action nourrit l’espoir tout comme l’espoir entretient l’action. Il faut agir pour garder espoir, tout comme il est nécessaire de nourrir l’espoir pour pouvoir agir.

Toutefois, beaucoup de gens se demandent comment est†il possible d’agir dans un contexte qui n’encourage pas l’action. En réalité, je ne pense pas que l’on puisse qualifier un contexte, aussi rugueux et répressif soit†il, de complètement hostile à l’action. S’il existe des contextes «stimulants» (N. Mouelle), ils ne le sont qu’en ce qu’ils favorisent l’apparition des opportunités. Un contexte n’est pas stimulant tout simplement parce qu’il est favorable. Bien sûr que le résultat s’obtient plus facilement et plus rapidement dans un contexte favorable, mais un environnement défavorable, jonché de nombreux obstacles peut tout aussi être source d’opportunités et donc stimuler l’action. Dans cet ordre d’idées, le contexte africain est déjà en lui†même une occasion, un facteur de réussite. A force de persévérer, notre égoïste marché de l’emploi finira par nous ouvrir ses portes hermétiques. Au bout de l’action, nous aurons vaincu notre oisiveté et bâti sans doute un empire.

J’ai déjà essayé de dire ailleurs (L’Apologie de l’action. Agir pour ne pas mourir) à quoi peut renvoyer concrètement l’action. Pour ne pas revenir longuement là-dessus, disons tout simplement qu’il est question de faire de manière permanente quelque chose, une activité qui soit en mesure de provoquer un changement. Le changement, c’est encore le résultat et il découle de la combinaison du mouvement et de l’opportunité. De manière plus simple, on peut matérialiser l’action de la façon suivante: Mouvement+ Opportunité = Résultat. Ceci est l’équation de l’action. Elle nous indique que toute action commence par le mouvement, mais le mouvement doit avoir pour objectif, soit de créer les conditions d’apparition des opportunités, soit de saisir les opportunités existantes.

D’autres facteurs non visibles dans cette équation, tels que la planification, la gestion de la peur et la responsabilité sont également à prendre en compte pour que le changement soit le plus complet possible. Cette égalité se vérifie, que l’on soit dans un contexte favorable ou non. Il y a toujours une possibilité de créer le changement. Les jeunes allemands ont modifié le visage de l’économie allemande lors de la grande dépression, marquée par une hyperinflation et le chômage. Les Juifs de France avaient pu renforcer leur puissance et leur intelligence économique à la fin des années 1800 (affaire Dreyfus) dans un contexte marqué par une répression contre les Juifs. Les jeunes soixante†huitards ont renversé l’ordre socio†économique en France à la fin des années 60 dans un environnement pourtant hostile. Que fera la jeunesse africaine dans un contexte gangréné par la fermeture de toutes les ouvertures? Elle seule pourra répondre, mais une chose est sûre, elle a le pouvoir de tout changer, pour peu qu’elle agisse.

Vive l’action.

Erick Kuete
Intégration)/n