Par Brice Molo, Sociohistorien, doctorant EHESS-GSPR et université de Yaoundé I
Au 5 avril 2020, le Cameroun est le pays d’Afrique noire qui compte le plus grand nombre de personnes infectées au Covid-19. Ceci malgré (ou peut-être à cause, pour une opinion) des mesures prises par le gouvernement, mais surtout de la non adhésion des populations à celles-ci bien qu’elles en soient les principaux bénéficiaires ; et en dépit des prévisions alarmistes de l’opinion scientifique internationale. Jusqu’ici, nombreux sont ceux qui ont tenté d’expliquer le comportement des Camerounais dans cette crise avec chaque fois, et on le déplore, l’ignorance des déterminismes par lesquels ces populations sont mues et qui ne sauraient se réduire à l’absence de « mesures d’accompagnement économiques », à de « l’irresponsabilité » ou à une simple « covidiotie ». Ces conclusions nous semblent très hâtives pour peu qu’on veuille les sérier à la lumière du passé de ce pays, qui a construit des structures mentales et comportementales d’exceptionnalisme et d’indocilité qu’on ne remarque que très rarement ailleurs en Afrique[1]. Nous pensons que, la crise ne sera pas réglée par les seules ripostes sanitaire et politique si elles ne s’ancrent pas dans une approche plus ouverte et scientifiquement plus éclatée ; car Covid-19 est une « catastrophe totale » et les sciences historiques ont leur mot à dire, au moins au niveau de l’explication des comportements des individus car, en situation de crise, les individus réagissent en fonction de leur histoire et « des stimuli induits » par le contexte social[2]. C’est pour essayer d’apporter un autre regard que celui du technicien des soins à cette crise, que ce papier trouve sa raison d’être.
Tout d’abord, remarquons que le confinement du monde a entraîné des réactions de désobéissance et d’indiscipline dans plusieurs pays, poussant les gouvernements à prendre des mesures coercitives à chaque fois pour tenter de rétablir l’autorité de l’Etat. Toutefois, il s’agit ici de montrer comment les structures mentales de chaque peuple, ici le Cameroun, construites sur la base de l’histoire singulière de chaque société, fondent sa réaction aux mesures édictées par les gouvernants ; et le cas échéant, la société camerounaise dont la singularité de la riposte affiche un certain nombre d’invariants face aux crises, aussi difformes et plurielles soient elles. Ensuite précisons que ce propos défend l’hypothèse selon laquelle ces réactions en elles-mêmes ne sont pas plus un désordre que des réponses à une situation de désordre, ne pouvant être comprise que par un processus d’historicisation. Nous allons donc montrer que ces réactions sont un mécanisme de riposte à la crise actuelle –des populations vulnérables– qui dépendent des perceptions singulières de la situation par les communautés en fonction de caractéristiques sociales, culturelles et politiques acquises et construites au cours de l’histoire, et qui façonnent leurs comportements. On a donc affaire à un problème plus culturel qu’individuel.
De l’exceptionnalité du peuple camerounais…
Depuis l’édiction des 13 mesures du gouvernement camerounais pour stopper la transmission du virus Covid-19, les populations n’ont pas marqué une forte adhésion à ces mesures que certaines trouvent farfelues, inadaptées et inopportunes. Sur cette inopportunité, les individus s’appuient sur un sentiment de sécurité né des premiers contacts avec les Européens sur la côte depuis les XVe et XVIe siècles ; et qui ont participé à la construction d’un exceptionnalisme camerounais. De fait, pendant la période de la traite, l’Afrique est confrontée à des épidémies que les traitants eux-mêmes ont relevées avec un fort sentiment de peur[3]. Pour cause, ces épidémies causaient d’énormes pertes parmi les populations noires, mais beaucoup plus encore parmi les Européens, négriers et autres commerçants qui ont osé s’aventurer vers ces terres d’inhospitalité devenues dès lors le « tombeau de l’homme blanc »[4]. L’hostilité des terres camerounaises est même devenue légendaire au sein de l’opinion publique européenne, à en croire des rapports d’explorateurs allemands et anglais passés par le Cameroun : « tombe humide des marins » pour les Anglais, « Todesland » (pays de la mort) pour les Allemands[5]. Ces étiquetages étaient conséquents des lourds tributs payés par les explorateurs et les armées coloniales envoyés dans ce territoire. Au Cameroun, plus de 20% de la population européenne perdaient la vie. Comparée au reste de l’Afrique, le Cameroun aura été l’un des plus gros désastres de l’aventure exploratoire du XVIIIe au début du XXe. Des chiffres existants, on voit qu’en trois années (entre 1903 et 1906), 41.12 pour mille soldats européens sont morts entre les côtes et l’hinterland camerounais, soit le bilan le plus élevé d’Afrique et des pacifiques durant cette période[6]. Ces nombreuses aventures malheureuses dont se moquaient les Camerounais, leur conféraient, surtout pour ceux de la cote, le sentiment d’une supériorité, gage d’un monopole qu’ils conserveraient pour de longues années avenir dans le commerce avec l’hinterland et la médiation avec les commerçants étrangers. Et il faut dire que les récits européens n’y étaient pas pour rien. Les Camerounais étaient confortés dans leur égo par les récits des premiers Allemands s’étant rendus sur leur territoire : « Dans la moyenne ils [les Africains] nous sont peut-être supérieurs par la force physique et l’adresse, le développement normal de leur corps et la vigueur de leur constitution » écrivait Wilhelm Ubbe-Schleiden[7] pour exalter le surhomme camerounais.
Pendant la période précoloniale, bon nombre de missionnaires et médecins européens avaient constaté une résistance immunitaire africaine face à certaines pathologies alors que ces dernières étaient plus sévères pour les étrangers. En fait, très peu avaient compris qu’y étant confrontés dès le bas âge, les populations africaines en générale et camerounaise en particulier, avaient développé des anticorps qui leur permettaient de mieux y résister. Il semble que ces Africains en aient conclu qu’ils étaient immunisés de la saleté et cela leur a permis de construire leur nihilisme de la vie microbienne. Difficile de dire si cette perception d’eux-mêmes ou alors celles qu’ont eues des générations entières d’Européens –qui estimaient que l’Afrique n’a découvert l’hygiène qu’au contact de la colonisation– ont participé à renforcer un sentiment d’immunité de l’Africain à l’activité microbienne et construit le mythe selon lequel « l’homme noir ne meurt pas de saleté », même lorsqu’il l’ingurgite directement; c’est en tout cas ce que révélait Vollbehr d’un étonnement à la fois admiratif et méprisant lorsqu’il écrivait à propos des habitudes alimentaires des Camerounais : « même si le cadavre était déjà en voie de décomposition, les indigènes arrachent de la viande pour la –comme ce sont des êtres humains, il faudra bien dire– manger »[8] . Il s’est construit à partir de ces périodes, un imaginaire collectif de l’Africain fort et robuste qui a refait surface dès les premiers jours de la pandémie Covid19 au Cameroun, pour stigmatiser les autres parties du monde plus meurtries, au moment où l’Afrique noire affiche les taux de mortalité les plus bas. Le Covid19 s’attaque précisément à cette structure mentale en ce qu’il impose des mesures d’hygiène élémentaires à l’instar du « lavage des mains ».
Au début de l’internationalisation de la peur de cette nouvelle pandémie, une rumeur faisant état de la guérison miraculeuse d’un Camerounais dans la province chinoise où a été découvert ce virus, a davantage renforcé ce sentiment au sein des couches sociales populaires ; tout comme cette autre rumeur d’un virus qui serait incapable de survivre en milieu tropical où la chaleur seule suffirait à l’annihiler. Ces rumeurs sont incompréhensibles sans un questionnement profond des facteurs qui font qu’elles soient acceptées au moment où elles sont véhiculées. Et ces facteurs sont l’ensemble des controverses et processus historiques qui ont préparé le terrain de l’adhésion à ces récits rumoraux[9] en installant un logiciel mental chez certaines catégories sociales africaines.
… A l’indocilité
L’histoire du Cameroun, aussi longtemps qu’on puisse la retracer révèle que les bouleversements de la vie quotidienne se sont toujours accompagnés de résistance. Cette dernière est devenue un trait caractériel des Camerounais qui a pris des formes différentes en fonction des époques, des régimes et de la nature de l’adversité. Les rares sources qui mentionnent le commerce des esclaves sur la côte camerounaise, donnent des précisions sur les comportements de défiance et d’insoumission à l’autorité. Il apparaît à la lecture de ces témoignages que les populations vivant dans l’actuel Cameroun ont toujours été éprises de liberté (de se mouvoir notamment), et qu’elles ont toujours résisté pour la préserver ou la conquérir au prix, souvent, de leurs vies. Des récits font mention des cas de suicide pendant la période de la traite… Plutôt que de se soumettre, nombreux esclaves issus des cotes camerounaises préféraient se suicider, d’où le label du « mauvais Nègre » qui leur a été affublé, et une dévalorisation par rapport aux esclaves venus d’autres contrées, plus dociles. Ces camerounais étaient très peu recherchés à cause de leur caractère cabochard décrit par un agent de la marine britannique et que révèle le père J. Bouchaud : Les différents peuples de ces contrées étant continuellement en guerre les uns contre les autres, fournissaient beaucoup d’esclaves pour la traite, mais comme ces nègres sont extrêmement jaloux de leur liberté et qu’ils se donnent souvent la mort eux-mêmes pour se soustraire à l’esclavage, les armateurs n’y attachent qu’un prix très bas[10].
On pourrait croire le caractère frondeur ci-dessus évoqué en total déphasage avec ce que nous vivons aujourd’hui tant la menace n’est pas la même, que l’autorité symbolique à laquelle on doit obéir a changé elle aussi, que non ! Car, cette indocilité des premiers jours est devenue un héritage et une identité collectifs qui ont façonné le cadre idéologico-politique dans lequel se déploient aujourd’hui, les résistances au Covid-19. Précisément, hier, les indisciplines ont ici été conscientes d’elles-mêmes en prenant des formes variées au cours de l’histoire, et chevauchant entre les résistances primaires, secondaires, violentes ou passives selon l’analyse que font les individus du rapport de force : une sorte « d’usage de la raison » pour reprendre Mbembe, c’est-à-dire les techniques et ruses développées par le dominé et qui lui permettent des fois, d’occuper la position du dominant. L’indocilité était traduite par la désertion, comme dans les chantiers de grands travaux en période coloniale qui étaient abandonnés dès lors que les populations étaient insatisfaites des conditions de travail, ce malgré les sanctions définies pour de tels actes[11]. Par exemple avec l’épidémie de trypanosomiase de la première moitié du XXe, la lutte contre la maladie du sommeil fit de la région du Haut Nyong dans l’Est Cameroun, un véritable lieu d’expérimentation biopolitique[12] ; les colonisateurs à force de restreindre la mobilité et changer drastiquement les modes de vie des populations, ont vite été confrontés à l’indiscipline : non-respect des quarantaines et de « l’internement obligatoire » imposés aux syphilitiques et lépreux, désertion des camps où ils étaient logés et abandon des postes de travail déployés pour la circonstance, au profit des plantations des Européens vivant dans la région, où ils étaient rémunérés[13]. Et ce n’est pas en essayant de les convaincre du bien-fondé, pour eux-mêmes et toute la communauté, des mesures qu’ils violaient qu’on obtenait leur docilité. Une situation qui ressemble assez étrangement à celle que nous impose de vivre la crise du Covid19, où les populations qui sont les principaux bénéficiaires des mesures gouvernementales édictées, sont paradoxalement les déviants.
D’autre part, cette indocilité donne lieu à des technologies de résistance plus dissimulées comme la dérision, par exemple. Cette attitude se traduit aujourd’hui par l’appropriation de la menace du Covid-19 et de sa létalité qu’on traduit en actes de dérision, pour en rire, s’en moquer dans le but de résister aux stress et chaos de l’actualité ; mais aussi y apporter des solutions et des réponses véritablement endogènes ou sur la base d’un ingénieux syncrétisme. La fabrication des masques de pailles ou le recours aux concoctions locales sont à mettre dans ce registre. Cette technologie dénote une intelligence d’analyse situationnelle qui permet de prendre le contrôle de la situation anxiogène. L’histoire de la médecine coloniale révèle mieux cette intelligence. Lors des campagnes de dépistage et de traitement des maladies, les spécialistes ont établi que les populations arrivaient à inverser le rapport de force dans la demande et la pratique médicales, du bas vers le haut, en n’adhérant parfois aux soins que sous conditions : principalement le choix des médicaments à consommer et le syncrétisme par le relais de la médecine africaine pour suppléer celle dite moderne avec par exemple le recours au blindage quand le vaccin s’avère insuffisant[14]. Cela n’explique-t-il pas en partie l’indiscipline qu’on remarque actuellement et qui peut traduire un renversement des rapports de verticalité dans l’édiction des mesures ? Les individus semblent aujourd’hui être plus en position d’influencer les décisions des gouvernants les concernant, au sujet de cette crise, que l’inverse n’est possible. Il faut tout simplement comprendre par là qu’en attendant que les comportements capitulent face à la sévérité de la pandémie et la forte létalité du virus Covid19, les Camerounais veulent rester maîtres de leurs destins face à une menace extérieure dont ils ne veulent pas subir le diktat, en désignant eux-mêmes les dangers et menaces dont ils souhaitent se prémunir ; face à une autorité de moins en moins en capacité de leur imposer une discipline et une totale soumission.
Enfin, il est important de signaler qu’outre l’exceptionnalisme et l’indocilité qui sont, nous l’avons dit, des traits caractériels du peuple camerounais, d’autres raisons expliquent leurs comportements ; elles sont économiques : la structure économique fragile des foyers et la demande de mesures d’accompagnements sur le plan économique ; politiques : des soupçons de quelques-uns qui redoutent les questions de santé publique, souvent cheval de Troie aux manœuvres politiques de contrôle des individus et de prise de décisions impopulaires. Toutefois, ces derniers facteurs ne sont compréhensibles sans une intelligence des premiers ; tout comme, aucune mesure ne sera efficace si elle ne tient compte de la spécificité du peuple camerounais, quelle qu’aura été son efficacité sous d’autres cieux.
- [1] A. Mbembe établit la singularité camerounaise en montrant comment s’est construite cette identité civique de l’indocilité sous l’impulsion de l’Upécisme. Voir A. Mbembe, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun (1920-1960), Paris, Karthala, 1996
- [2] D. Heiderich, « La perception du risque dans la société de la peur », Cahier Espaces, n°85, 2005, p. 1-6
- [3] Voir P. Curtain, « Epidemiology and slave trade », Political science quarterly, vol. 83, n°2, 1968, pp. 190-213
- [4] Curtain, « ’The White Man’s Grave’: Image and Reality, 1780-1850 », Journal of
British Studies, vol. 1, n°1, 1961, pp. 94-110 - [5] F. M. Dippold, « L’image du Cameroun dans la littérature coloniale allemande », Cahiers d’études africaines, vol. 13, n°49,1973. p. 41
- [6] Curtain, Death by migration. Europe encounter with the tropical world in the nineteenth century, Cambridge, The Cambridge university press, 1989, p. 8
- [7] Cité par F. M. Dippold, « L’image du Cameroun dans la littérature coloniale allemande », Cahiers d’études africaines, vol. 13, n°49,1973. p. 44
- [8] ibid., p. 45
- [9] Pour voir comment les rumeurs influencent les comportements en situations de catastrophes et créent des paniques allant jusqu’à la dissonance cognitive, lire Brice Molo, « Une géohistoire des catastrophes rumorogènes au Cameroun : les éruptions limniques de Njindoun et Nyos, 1984-1986 », Géocarrefour [En ligne], 93/1 | 2019, http://journals.openedition.org/geocarrefour/12993; et B. Molo, « De la rumeur à la déclaration officielle. Analyse de la rumeur et de la communication publique en situation de crise au Cameroun : Le cas de la catastrophe d’Eséka », Analyse, 11, 2019, p. 114-145
- [10] Cité par E. Mveng, Histoire du Cameroun, Paris, Présence africaine, 1963, p. 139
- [11] Léon Kaptué en livre une importante description dans Travail et main-d’œuvre au Cameroun sous régime français (1916-1952), Paris, L’ Harmattan, 1986
- [12] Lire à cet effet les travaux de G. Lachenal, principalement, « Le médecin qui voulut être roi : Médecine coloniale et utopie au Cameroun », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 65, n°1, 2009, p. 121-156.
- [13] Ibid, p. 145-146
- [14] J.-P., Bado, Médecine coloniale et grandes endémies en Afrique, Paris, Karthala, 1996.