Par Dieudonné Essomba, Ingénieur Principal de la Statistique
Le budget du Cameroun pour l’année 2013 s’élève à 3236 milliards, soit une augmentation de 15,6%. Le projet a été confectionné sur la base d’un cours moyen du pétrole de 96,6 dollars, un taux de change du dollar de 530 FCFA, une production de 28,8 millions de barils, un taux de croissance de 6,1% et une inflation de 2,1%. Les hypothèses peuvent paraître trop optimistes, mais il convient de dire qu’une dépense publique de 25% du PIB reste faible pour le Cameroun. De fait, et malgré les opinions contraires, le budget du Cameroun n’a pas de problème de recettes qui peuvent dépasser 5000 milliards en l’état actuel de notre économie, sans difficulté majeure. La difficulté essentielle porte sur la dépense et renvoie à notre mauvaise articulation sur l’économie internationale. En effet, alors que les recettes sont essentiellement réalisées sur les activités locales, notre budget se caractérise par une amplification excessive des achats à l’extérieur. Or, en tentant recycler un pouvoir d’achat qui n’a qu’un caractère local en devises, l’Etat entraîne de fait un effondrement brutal de la balance commerciale qui compromet grièvement les efforts de croissance et pose une lourde hypothèque sur les objectifs de la Vision. On peut le constater en comparant les prévisions du Document Stratégique pour la Croissance et l’Emploi (DSCE) et la réalité depuis 2008 sur la base du tableau et du graphique suivants :
Le DSCE avait prévu une balance commerciale déficitaire en 2009, avec des perspectives d’amélioration progressive qui devait mener à l’équilibre à partir de 2012 avant de dégager des excédents qui devaient se stabiliser de manière durable autour de 300 milliards en 2013. Ce scénario s’est révélé trop optimiste et la situation paraît échapper à tout contrôle : au lendemain de l’Atteinte du Point d’achèvement de l’Initiative PPTE, en 2007, le déficit commercial du Cameroun n’était que de 70 milliards. En 2008, il est monté à 203 milliards. En 2009, il a atteint 417 milliards. En 2010, le déficit a grimpé à 606 milliards, avant d’exploser en 2011 à 1076 milliards. Malgré la légère incurvation liée à l’amélioration des recettes pétrolières dont les ventes ont évolué considérablement (plus de 300 milliards de recettes supplémentaires), le déficit pour cette année (2012) atteignait déjà 714 Milliards au cours des 9 premiers mois ; et il sera porté, suivant les estimations, à 1000 milliards à la fin de l’année. Des simulations faites sur l’évolution de ce déficit montrent qu’il ne pourra que s’amplifier au cours des prochaines années, jusqu’à plonger le Cameroun dans la même situation qu’en 1987 ou plus exactement, la situation actuelle de la Grèce. Car, il faut le rappeler avec Perspective Monde de l’Université de Sherbrooke, « Quand la balance courante est négative, le pays vit au-dessus de ses moyens puisqu’il consomme et investit plus qu’il ne produit de richesses. Inversement, quand la balance est positive, le pays produit plus de richesses qu’il n’en consomme. Généralement, une balance courante positive permet à un pays de rembourser sa dette ou même de prêter à d’autres pays. Par contre, une balance négative doit être compensée par des emprunts auprès d’agents extérieurs ou encore en vendant des actifs possédés à l’extérieur du pays. » On comprend donc qu’un déficit commercial est une dette potentielle. Dans le principe, il est contrebalancé par des excédents et une économie saine doit alterner les deux. Mais lorsqu’il devient structurel et s’accumule, il devient automatiquement une dette réelle qu’il faut bien rembourser, car on ne peut pas indéfiniment vivre sur les biens des autres sans payer. Une lourde hypothèque qui pèse sur les perspectives de croissance au Cameroun.
La substance productive du Cameroun s’évapore
On peut grosso modo distinguer deux types de croissance. D’abord, la croissance dite endogène qui renvoie à la capacité du pays à produire lui-même un grand nombre de biens qu’il consomme. Dans ce cas, son commerce extérieur peut prendre la forme de la complémentarité, le pays important alors la matière première, les biens de production et les biens trop complexes pour sa technologie. Il peut également prendre la forme du commerce de variété, le pays exportant et important simultanément des biens identiques. C’est le cas lorsque la France exporte la Renault en Allemagne et importe des Mercedes. Le second type de croissance, dite croissance extravertie, est liée à la capacité d’un pays à générer les devises à partir de ses richesses naturelles. Lorsque cette capacité augmente, le pays dispose de moyens d’acheter davantage à l’extérieur et la croissance se traduit par l’accès de la population à plus de biens importés qu’auparavant. Ce type de croissance qu’on retrouve surtout en Afrique Noire, a une caractéristique : l’évolution du PIB s’aligne rigidement aux recettes extérieures ; si celles-ci évoluent, le PIB évolue aussi dans les mêmes proportions. On peut bien comprendre ce phénomène avec l’exemple suivant : pour construire, les routes, il faut avoir des bulldozers. Donc, la longueur de nos routes dépend du nombre de bulldozers que le Cameroun peut acheter. Or, pour avoir les bulldozers, il faut les acheter avec des sacs de cacao ou de café, les ballots de coton, les barils de pétrole, etc. Ce sont ces recettes et seulement ces recettes qui définissent notre capacité à évoluer. Il ne sert absolument à rien de gonfler le budget d’investissement si ces recettes sont faibles ou si elles sont utilisées pour importer le riz et la friperie, car de tels investissements n’auront jamais lieu. C’est pour cette raison qu’en Afrique Noire, les pays qui évoluent sont ceux qui ont des recettes extérieures, et ceux qui n’ont pas de recettes extérieures n’évoluent pas. La gouvernance intérieure n’y joue absolument aucun rôle, son seul apport étant une meilleure redistribution des maigres biens qu’autorisent les importations. Que va-t-il donc arriver à un pays comme le Cameroun dont l’économie est extravertie et qui se met en tête de forcer la croissance alors qu’il n’améliore ni ses capacités d’achat à l’extérieur, ni ses capacités d’import – substitution ? Eh bien, et contrairement aux croyances des amateurs de la «Volonté Politique », la croissance prendra une allure pathologique.
De fait, le nombre de biens accessibles restera limité : le pays n’ayant ni les moyens d’acheter les bulldozers, ni les capacités à les fabriquer, ne pourra jamais augmenter son réseau routier et il en sera de même dans tous les secteurs. Il peut cependant créer une fallacieuse croissance, en contrepartie d’une dégradation du niveau de vie et de l’aggravation du déficit commercial. La technique est la suivante : pour augmenter le nombre de classes de Yaoundé et recruter les professeurs, on décide de transformer la Cité Verte en un immense Lycée et on recrute 1000 professeurs. Evidemment, ceux-ci auront droit à un salaire qui se traduira par une croissance du PIB. Mais, c’est une croissance mensongère, car elle n’a été obtenue qu’en contrepartie d’une réduction du nombre de logements : les nouveaux professeurs auront un salaire, mais ne pourront jamais l’utiliser pour se loger. Bien entendu, il serait tentant de conseiller la construction de nouveaux logements pour répondre à leur besoin. Mais, c’est précisément cela qui est impossible, car alors que leur recrutement est un simple acte administratif, la construction d’un logement requiert le ciment, les camions, les ampoules, et bien d’autres biens utilisant de manière directe ou indirecte des devises. Comme les devises manquent, les bâtiments ne peuvent donc pas être construits et on obtient une croissance fallacieuse qui se traduit dans les faits par une dégradation des niveaux de vie. Dans les faits, le phénomène ne se passera pas de manière aussi brute. En fait, la construction des lycées et le recrutement des professeurs montreront un certain dynamisme, mais les maisons qui doivent abriter ces professeurs n’évolueront qu’avec parcimonie. Ces observations s’étendent sur l’ensemble du secteur productif ; elles se traduisent par le fait que, d’une part, le secteur tertiaire qui offre des services connaît une croissance importante, alors que les secteurs basiques (primaire et secondaire) qui offrent des biens sans lesquels il n’y aurait pas de service évoluent très faiblement. D’un point de vue économique, la pratique est une sorte de redistribution des maigres emplois et biens disponibles et n’a rien à voir avec une croissance. Comment s’étonner alors que la croissance au Cameroun version Bretton woods /Gouvernement crée la difficile confrontation entre une population soupçonneuse, convaincue que les fruits de la croissance sont volés et ses dirigeants hagards, incapables de comprendre ce qui se passe, mais culpabilisés par leurs turpitudes passées ? La seconde conséquence apparaît avec une tendance irrépressible à l’endettement extérieur. De fait, chaque consommateur Camerounais répartit son argent entre les biens locaux et les biens importés tels que les médicaments, les téléphones cellulaires, etc. Or, la scolarisation et l’urbanisation ont tendance à modifier le profil de consommation en faveur des biens importés, et il est bien connu que ce sont les diplômés et les citadins qui achètent le plus de voitures, de costumes, de téléphone, de champagnes, etc. Et c’est précisément la population qui évolue au Cameroun, alors que la paysannerie qui produit les devises (cacao, café, coton.) se réduit et vieillit!
Que faut-il faire ?
Evidemment, un tel système ne peut pas conduire à la relance de la croissance. Le Cameroun devrait plutôt envisager sa croissance sous sa forme extravertie ou sous la forme endogène (import – substitution). La forme extravertie est dépendante de la disponibilité des matières premières. De ce point de vue, le Cameroun est riche en ressources naturelles, mais ce n’est pas cela qui conditionne leur exploitation. C’est leur compétitivité sur la base des prix internationaux. Or, l’exploitation de nos matières premières reste assujettie à la réalisation préalable des infrastructures lourdes telles que les chemins de fer qui les rendent peu attractives. Les quelques gisements de pétrole qu’on trouve çà et là peuvent retarder l’effondrement, mais pas pour longtemps. Il faudrait pour cela multiplier la production pétrolière actuelle par 20 pour espérer rétablir les équilibres et redonner une véritable croissance extravertie. Cette voie n’offrant pas de perspectives, il faudrait envisager l’import substitution, c’est-à-dire, la production sur le territoire national d’un certain nombre de biens correspondant à notre niveau technologique. Dans les années 70, le Cameroun produisait en tout ou en partie, les bicyclettes, les radios, les réfrigérateurs, les munitions, les conserves, l’outillage, les costumes, etc. Notre système productif, malgré ses faiblesses, avait pris une architecture propice au développement. Aujourd’hui, tout cela a disparu comme une buée au soleil. Et que trouve-t-on aujourd’hui comme activité ? Une bande de francs-tireurs avortons, accrochés aux mamelles de l’Etat et vivant de marchés publics comme autant de puces, un réseau commercial au service des industries étrangères et diffusant dans le système productif le poison de la brocante européenne et de la pacotille chinoise. Le Cameroun qui produisait une large palette de biens de consommation il y a 40 ans ne produit plus rien du tout et importe jusqu’aux cure-dents, aux jouets et autres bibelots. Et depuis 20 ans, le processus s’accélère, se traduisant par un raccourcissement des échanges sur le territoire national. De fait, le FCFA basique (c’est-à-dire, les billets et les pièces) est émis chaque fois que le Cameroun vend à l’extérieur et il est (économiquement) détruit chaque fois qu’il est utilisé pour acheter quelque chose à l’extérieur. Un billet qui entre au Cameroun entretient ainsi l’activité tant qu’il ne sort pas du territoire national. Ainsi, lorsque le producteur A utilise un billet de 1000 FCFA pour acheter quelque chose à B, cela fait 1000 FCFA ; lorsque B le remet à son tour à C, cela fait également un travail de 1000 FCFA, et ainsi de suite. De telle sorte que si le même billet fait 10 tours, il aura généré 10.000 FCFA. On peut donc dire que tant qu’un billet circule au Cameroun, il donne lieu à ces transactions et l’économie fonctionne toujours. Notre économie ne peut donc prospérer que si l’argent produit à partir des exportations ne sort pas trop vite. Malheureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui, où le taux de sortie s’accélère. Un fonctionnaire qui touche 100.000FCFA utilise 20% de son salaire, soit, 20.000 FCFA pour importer le riz, le téléphone ou les habits. Seuls 80.000 FCFA restent disponibles pour le système productif. Lorsqu’à son tour, le commerçant qui a reçu cet argent effectue ses dépenses, il exporte à son tour 20% de biens importés, soit 16.000 FCFA, ne laissant plus que 64.000FCFA. Et ainsi de suite. Très vite, l’argent injecté s’évapore, et le système doit générer en permanence d’autres FCFA à travers les exportations, pour éviter l’asphyxie. Le schéma suivant montre l’accélération de ce phénomène depuis 20 ans.

La courbe trace le volume d’activité généré par un Franc CFA qui entre au Cameroun. Comme on le voit, en 1991, un nouveau FCFA générait dix fois sa valeur avant de sortir. Aujourd’hui, il ne tourne plus que cinq fois avant de fuir. Ajoutons que dans les années 80, il tournait 15 fois. Le système productif n’est plus capable de retenir le moindre pouvoir d’achat et cette situation rend totalement impossible le moindre développement d’une activité industrielle locale capable de soutenir la compétition extérieure. Seules survivent des activités de bouts de filière articulées à l’étranger. C’est à cette situation qu’il faut mettre fin pour espérer relancer véritablement une croissance saine. On peut le faire de manière autoritaire en recensant les biens qui peuvent être produits localement et en interdisant leur entrée au Cameroun, tout en menant simultanément une vigoureuse politique d’import – substitution. Evidemment, cela fera hurler nos partenaires et leurs relais locaux, mais il ne faut pas les écouter. Pour les partenaires, ils n’ont aucun intérêt à ce que le Cameroun se développe, et on peut se rappeler ce terrible mot de Gérard Mérer au Professeur Marcien Towa : « l’Europe ne tolérera pas l’industrialisation de l’Afrique ». Quant à leurs relais locaux qui sont Camerounais et entretiennent le babillage sur la compétitivité, il faut les assimiler à des ignorants qui ne savent pas ce qu’ils font. Si on veut cependant éviter tous ces conflits tout en obtenant le même résultat, il est plus simple d’instaurer la Monnaie Binaire, en créant, à côté du FCFA actuellement convertible, une autre monnaie réservée uniquement aux achats locaux. La présence de cette nouvelle monnaie qui restera compatible avec le FCFA et notre appartenance à la Zone CEMAC aura l’avantage de réduire l’hémorragie du pouvoir d’achat.
Un Budget ni bon, ni mauvais
Les lecteurs non spécialistes s’attendent généralement, devant un article sur le budget, à des critiques sur la part affectée aux investissements publics, à l’éducation et à la santé ou les mécanismes de contrôle pour éviter la corruption. Cette approche très sommaire s’apparente au « volontarisme utopique » que le Pr MONO NDJANA moquait naguère sous le nom de « nyakaisme ». Le raisonnement du nyakaïste est le suivant : « pour développer le Cameroun, il n’y a qu’à consacrer 50% du budget à l’investissement ; si Biya avait la volonté politique, il l’aurait fait depuis longtemps et le Cameroun aurait toutes ses routes bitumées ». La foi hallucinante affichée par les nyakaïstes à la déesse appelée « volonté politique » brouille leur perception, leur faisant oublier que l’économie est une science et qu’on ne peut pas tout faire. Il ne suffit pas de gonfler le budget d’investissement pour construire des routes. Celles-ci se construisent avec des bulldozers qui, eux, s’échangent avec le cacao, le café, le coton, le bois ou le pétrole. Si vous n’avez pas ces matières premières en quantité suffisante ou si vous les dilapidez en friperie, en champagne et en véhicules 4×4, vous n’aurez pas assez de devises pour acheter des bulldozers et les routes ne seront pas construites. Et même si un bienfaiteur consent à vous accorder des crédits pour les réaliser, vous n’aurez jamais assez de devises pour le rembourser et vous serez obligés soit de recourir à un ajustement structurel, soit de lui céder votre souveraineté. Le reste n’est que charabia. Ce qui détruit le Cameroun, c’est ce nyakaïsme qui imprègne la Nation camerounaise à tous les niveaux, et qui lui fait croire qu’on peut relancer la croissance en « sortant méchamment les yeux », au mépris de la science économique. C’est une erreur : la volonté du chef de l’Etat, même couplée au désir de tous les Camerounais et à un consensus national, n’a aucun effet sur les lois économiques qu’il faut impérativement respecter pour se donner une chance de réussir. En tournant le dos à cette vérité, le Cameroun se fragilise lui-même et on voit bien que depuis quelques années, le pays a sombré dans une sorte d’extase mystique qui confère aux mots une puissance magico- religieuse. On a ainsi connu la bonne gouvernance, la gestion axée sur les résultats, les taux de croissance à deux chiffres, les CDMT, les PAP, les Visions, les DSCE, et j’en passe. Aujourd’hui, on reçoit à coups d’hosannas le nouveau dieu appelé « budget – programme ». Un simple mécanisme de gestion totalement inoffensif et parfaitement inutile qui ne modifie nullement les termes de la problématique fondamentale de l’économie camerounaise, pourtant très claire : comment empêcher que la moindre augmentation du revenu d’un Camerounais se traduise par une sortie massive des devises ? Comment empêcher que l’investissement ne dépende pas de manière aussi rigide des devises ? Dans ces conditions, on ne peut pas juger notre budget : il n’est ni bon, ni mauvais, il est simplement hors sujet, comme ceux des années précédentes. Et comme les années précédentes, il faudra s’attendre à davantage de sous-consommation de crédits d’investissement, davantage de taux de réalisation fictifs, davantage de séminaires et davantage de détournements de fonds. La relance de la croissance et la route de l’émergence exigent qu’on emprunte d’autres voies.
